De la pertinence et la nécessité de légitimer « l’entrepreneur modéré »
Sandrine Ansart, Raffi Duymedjian, Hugues Poissonnier, Enseignants-Chercheurs à Grenoble Ecole de Management
7 juillet 2010
La théorie microéconomique classique présente l’homo oeconomicus comme un individu rationnel et optimisateur. L’objet de cette optimisation (maximisation de l’utilité sous contrainte) dépend du rôle de l’individu dans la société. Ainsi, l’utilité se mesure en termes de consommation pour le consommateur, en termes de rémunération pour le travailleur (nous sortons ici de la microéconomie traditionnelle pour intégrer un des grands principes de l’OST développée par Taylor), en termes de probabilité d’élection ou de réélection pour l’homme politique,… et en termes de profit pour le producteur ou l’entrepreneur.
Si l’observation des comportements ne donne pas tort, dans de nombreux cas, à cette vision simplifiée et caricaturale de la réalité (il est bon à ce propos de rappeler que les économistes néo-classiques étaient les premiers conscients du caractère caricatural de leurs théories en construction), il convient d’en repérer les limites. Ces dernières apparaissent de plus en plus évidentes à une époque où l’on joue de plus en plus la carte de la modération dans la consommation [Chaté, 2009] et où, de manière générale, le consommer mieux, le travailler mieux ou le produire mieux remplacent la volonté de faire toujours plus dans tous les domaines. Ce changement majeur apparaît en effet comme le meilleur moyen de répondre en parallèle à la crise climatique, au stress au travail,…
Fort de ces constats, il nous semble utile de nous demander quelle place auraient dans la théorie économique comme dans l’économie réelle le restaurateur qui, bien que régulièrement plein, ferme le soir et les week-ends, le dentiste quittant son cabinet à 16 heures et prenant son vendredi pour jouer au golf, ou l’artisan plombier refusant de prendre des clients supplémentaires ?
La théorie économique comme les agents financiers accordent une légitimité assez limitée à nos entrepreneurs modérés
L’un des fondements majeurs de la théorie économique valorise la rationalité s’exprimant sous la forme d’une maximisation de l’utilité, et donc du profit pour l’entrepreneur. Notre entrepreneur modéré peut sans difficulté aucune être en parfaite compatibilité avec ce principe de rationalité substantive, et ce à deux positions opposées mais cohérentes. Il peut être perçu comme un acteur irrationnel, incapable d’effectuer le calcul adéquat qui lui permettrait de profiter de son succès pour maximiser son bénéfice. Il est également concevable qu’il ait établi un arbitrage optimal entre ses plaisirs et son travail – tel le dirigeant à vision hédoniste [Jaouen, 2008] – ou entre la taille de son entreprise et ses capacités de contrôle – comme dans le cas de l’hypofirme [Marchesnay, 2002]. L’entrepreneur peut également privilégier la pérennité de son entreprise à la croissance de cette dernière et opter pour une croissance raisonnable, tenant compte de ses moyens (c’est le critère sur lequel Marchesnay distingue l’entrepreneur PIC de l’entrepreneur CAP). Le critère de rationalité reste ainsi sauf, seuls varient les critères de décision ou la qualité du calcul. Ainsi, finalement, notre entrepreneur modéré est acceptable dans la théorie économique.
L’économie pratiquée par les acteurs qui lui donnent corps et participent directement au processus de création de valeur voit les choses autrement. Pourquoi les banquiers, les business angels et les capitaux risqueurs supporteraient-ils financièrement celui qui pense à son confort ou son plaisir personnel plutôt qu’au travail, celui qui se satisfait de peu, ou du moins qui s’impose des limites, celui qui joue la carte de la modération et de la prudence ? Certes, il est exigé des business plans un peu de réalisme et de prudence, mais rares sont les entrepreneurs dont les projets ne visent pas à prendre le plus de parts de marché possible à dégager lemaximum de bénéfices. Notre société elle-même, si elle se reconnaît de plus en plus dans certaines formes de modération, reste très réticente à admettre celle-ci dans le cadre professionnel (comment osez-vous refuser de nouveaux marchés ?) [Chaté, 2009]. Dès lors, nos entrepreneurs modérés n’ont-ils plus qu’à se tourner vers la love money, à devenir ou rester des entrepreneurs bricoleurs [Baker & Nelson, 2005] ? En fait, ces nouveaux acteurs adhèrent à une approche semble-t-il spécifique de création de valeur qui dimensionne la croissance non à un niveau exponentielle mais à taille « humaine ». La création de valeur souhaitée par l’entrepreneur modéré correspond non pas à une maximisation du profit, mais vise à atteindre un niveau de revenus en adéquation avec son projet de vie. Ce projet de vie exprime la façon par laquelle un individu persévère dans son être, dans le renouvellement de la vie telle qu’il la conçoit. Pour cela, il souhaite atteindre un certain niveau d’autonomie économique, mais ne poursuit pas une recherche perpétuelle de niveaux de revenus toujours plus élevés, et un enrichissement toujours plus important. D’ailleurs, selon Layard (2005), l’économie doit redevenir la « science du bonheur ». Même si les ressources utilisables pour accéder au bien être sont limitées, la croissance de ces dernières n’est ni sans risque (la crise écologique actuelle en atteste), ni même une garantie de bien être…
Les traits de l’entrepreneur modéré en adéquation avec les préoccupations et interrogations actuelles de nos sociétés
A quoi ressemble cet entrepreneur modéré dont nous parlons ? Sans vouloir simplifier à outrance ses traits, nous le présenterons idéaltypiquement comme opposé à celui que valorisent tant la théorie économique que la réalité économique. En l’occurrence, sa modération le conduirait à chercher plutôt la satisfaction que l’ambition sans limite poussée par une logique de maximisation, la prudence plutôt que la prise de risque (donc courageux), le bricolage plutôt que la recherche des moyens idéaux et la planification rigoureuse de leur usage.
Sa modération est une source de croissance raisonnable, à la mesure des besoins plus que des désirs, dans un équilibre toujours instable mais riche entre préservation d’une identité (qui peut largement dépasser l’individu pour la famille, restreinte ou élargie, ou encore la communauté). Cette croissance n’est cependant pas celle que combat le courant de la décroissance, dans la mesure où elle n’est pas sa propre fin
Sa prudence, d’abord, n’est pas celle du peureux, mais la marque de celui qui agit toujours en rapport avec son développement personnel et social, dont le « père » du libéralisme considère qu’elle est « de toutes les vertus, la plus utile à l’individu » [Sen, 2009].
Enfin, il privilégie le bricolage comme art de faire avec, avec les moyens du bord, avec les ressources accessibles à moindre frais, donnant une seconde, une troisième vie aux objets et aux individus (au travers de leurs activités). Il se distingue en cela de l’entrepreneur qui, à l’instar de l’ingénieur dont parle Claude Lévi-Strauss dans la Pensée Sauvage (1962), cherche des moyens à la mesure du projet qu’il conçoit. Cette qualité de bricoleur est en relation étroite avec la modération (puisque bricoler consiste pour partie à se satisfaire que ce qui est sous la main), mais également avec la prudence dans la mesure où le bricoleur réalise son assemblage à partir d’entités, humaines ou non humaines, avec lesquelles il entretient des rapports de familiarité et de proximité, ce qui réduit les risques d’inadéquation au dispositif et de défaillance.
Si notre entrepreneur modéré apparaît ainsi en déphasage avec les conceptions théoriques et ce qui est considéré comme acceptable par notamment les acteurs du financement de l’économie, il semble par contre particulièrement en phase avec les préoccupations et les interrogations de notre temps. Il suffit pour s’en convaincre de faire état d’un certain nombre de questionnements qui émergent à différents niveaux mais qui pour beaucoup se recoupent : citons le Développement Durable (niveau macro), les stratégies de Responsabilité Sociale/Sociétale de l’Entreprise –RSE- (au niveau des organisations), et les thèmes du développement personnel et d’accomplissement de soi (au niveau des individus). On peut évidemment ajouter l’éthique qui interroge tous ses niveaux. Or, si nous reprenons les traits essentiels de l’entrepreneur modéré que nous avons évoqués, ils apparaissent en adéquation avec ces questionnements.
(i) Pour que l’entrepreneur modéré puisse obtenir satisfaction (et non maximisation), il se doit de se connaître ses priorités, de s’être interrogé sur sa conception de la vie, son rapport à autrui, et son rapport à l’environnement. Il a une démarche de développement personnel et intègre ainsi « plus naturellement » dans sa réflexion mais aussi dans ses actes les trois dimensions du Développement Durable.
(ii) Sa pondération quant à la nécessité de prise de risques tant qu’il est en état de satisfaction –autrement dit sa prudence- entre également en résonnance avec les préoccupations de Développement Durable comme avec les stratégies de RSE. Pourquoi conquérir de nouvelles parts de marché, pourquoi mettre en œuvre une nouvelle organisation, pourquoi développer de nouveaux produits si la structure existante permet d’entreprendre à la mesure de la satisfaction recherchée qu’elle le concerne uniquement ou qu’elle soit étendue à un périmètre plus ou moins large de ses proches? Notre entrepreneur n’est pas réfractaire au progrès, mais il y recourt s’il peut permettre d’atteindre le niveau de satisfaction souhaité.
(iii) Enfin le bricolage qui caractérise à la fois son mode de production et son mode de consommation – réusage, réparation, ré-intégration – contribue tout à la fois à limiter la consommation de biens et de services comme les déchets tant dans l’activité professionnelle ou la vie personnelle de l’entrepreneur.
Cette résonnance entre les traits de notre entrepreneur modéré d’une part et les préoccupations sociales, sociétales et environnementales qui agitent d’autre part nos sociétés aujourd’hui devrait nous inciter à nous pencher un peu plus sur ce comportement et cet acteur souvent considéré comme marginal. En effet, il semble proposer des façons de faire, des modes de production et des modes de consommation qui s’avèrent dignes d’intérêt au regard des enjeux auxquels sont confrontés nos sociétés. D’ailleurs ces individus avant de produire ou de consommer se sont interrogés sur leur projet de vie : il ne s’agit pas donc de produire ou de consommer mais tout d’abord de définir un « mode de vivre » où l’individu est au centre du projet. L’objet ici n’est pas de proposer un autre dogme pour remplacer celui de l’entrepreneur optimisateur, mais de donner une légitimité à un entrepreneur modéré qui participerait plus évidemment à une croissance raisonnable à la mesure de l’individu et de son système social d’appartenance.
Donner une légitimité à l’entrepreneur modéré suppose de revenir sur certains concepts économiques et aménager les enseignements des sciences de gestion
Si nous estimons pertinent de réserver une place à notre entrepreneur modéré, un certain nombre de concepts économiques s’en trouve forcément impacter et nécessite de proposer un champ théorique où les modes de faire de cet acteur puissent être pris en considération. L’objectif de satisfaction et la prudence de l’entrepreneur modéré interrogent tout d’abord le principe de rationalité et le comportement de maximisation de l’homo economicus tel qu’il est traditionnellement défini, et même à certains égards la représentation que nous nous faisons de la concurrence. Son mode de production et de consommation renvoyant notamment au bricolage interroge les concepts de ressources, de rareté, de stocks, mais aussi de coûts comme aussi la dichotomie producteur/consommateur. Face au pilotage à distance qu’est devenu l’objet des sciences de gestion, la volonté de maintenir un pilotage sensoriel (Torrès, 2004) peut également expliquer la volonté de croissance limitée ou de non-croissance. Au niveau macroéconomique, si le comportement des acteurs n’est pas optimisateur, la croissance pourra être considérée comme non optimale, comme limitée (mais non pas du fait de contraintes imposées aux individus, mais du fait même de leurs propres comportements). Il ne s’agit pas pour autant de décroissance, mais d’une croissance que l’on pourrait qualifier comme étant « à taille humaine ». Ce champ qui permettrait d’intégrer cet entrepreneur modéré serait l’économie du peu.
Cet entrepreneur modéré, en plus de perturber les concepts économiques, a des conséquences sur les formations au management. De la même manière que les préoccupations sociales et environnementales interrogent les citoyens en général, ces mêmes centres d’intérêts s’affirment au niveau des jeunes citoyens étudiants en management. Il suffit d’évoquer les aspirations des étudiants plus souvent exprimées depuis quelques années de parvenir à concilier vie personnelle et vie professionnelle, ou leurs souhaits réitérés de construire une carrière dans l’économie sociale. Une sensibilité existe, mais là encore, on retrouve un système de marginalisation : l’économie sociale est une économie à part qui fonctionne sur des critères différents de la « vraie économie ». Pourtant si on veut intégrer ces entrepreneurs modérés, il devient nécessaire de pouvoir considérer leurs comportements et donc leurs choix comme satisfaisants, comme méritant financement et droit d’exister. Motivé par sa satisfaction et non par l’optimisation, le projet et la gestion de l’activité de l’entrepreneur modéré passent forcément par un mode d’être et d’agir, voire des critères d’appréciation différents de ceux traditionnellement enseignés et utilisés. En poursuivant sa satisfaction (ou celle de son cercle de proches plus ou moins large), les évaluations des rentabilités nécessaires et souvent exigibles pour obtenir des financements doivent être reconsidérées. Ceci d’une part parce que les gains mêmes souhaités par l’entrepreneur sont différents (ou au moins pas dans un souci de constante progression), parce que d’autre part –et cela est lié- un certain nombre de coûts peuvent aussi être différents : le bricolage qui s’appuie sur le réusage et la réparation peut limiter les coûts de création et d’entretien, étendre dans le temps l’usage des ressources… et donc modifie l’évaluation de l’amortissement et la politique d’investissement… Le mode d’organisation adéquat peut aussi s’en trouver impacter : la proximité de l’entrepreneur modéré avec ses ressources humaines peut l’amener à concevoir différemment l’organisation du travail, ses exigences, et le type de relations. Les stratégies commerciales ou marketing peuvent être moins offensives… Toutes les disciplines de management peuvent ainsi s’en trouver impactées : qu’ils s’agissent des disciplines financières (comptabilité, contrôle de gestion, fiscalité,…) des disciplines de management et de gestion des ressources humaines, ou du marketing,…
Au-delà de ces disciplines traditionnellement enseignées, il peut s’avérer finalement aussi nécessaire de proposer une sensibilisation accrue à des questionnements plus généraux qui d’une manière ou d’une autre invite les étudiants à s’interroger sur le sens de la vie, le sens de la société, l’altérité (liée à la tolérance) et l’éthique.
Il ne s’agit pas de construire une société constituée de seuls entrepreneurs modérés mais de leur donner les moyens d’exister. Faire une place à ces entrepreneurs modérés, c’est œuvrer :
(i) tout d’abord pour ces individus –en leur donnant le droit d’exister-,
(ii) pour la société –car a priori leurs mode de faire est favorable en grande partie à l’émergence d’une croissance raisonnée donnant une place à l’individu et à l’environnement
Faire cette place et leur donner ainsi une légitimité passe par des enseignements qui permettent d’apprécier favorablement leurs choix -ou non si tel est le cas-, et plus globalement de comprendre leur démarche.
Bibliographie
- Baker, T.& Nelson R. E. (2005), « Creating something from nothing: Resource construction through entrepreneurial bricolage ». Administrative Science Quarterly 50, 329-366.
- Calame, P. (2009), Essai sur l’œconomie, éditions Charles Léopold Mayer
- Chaté, A. (2009), Bonheur tranquille. Vivre avec l’esprit de modération, Payot
- Jaouen A. (2008), « Le dirigeant de très petite entreprise : éléments typologiques », Actes du 9e CIFEPME, Louvain la Neuve.
- LAYARD,R.(2005), Happiness. Lessons from a new science. Penguin Books.
- Lévi-Strauss, C. (1962) La pensée sauvage, Ed. Plon
- Marchesneay, M. (1982), « Pour un modèle d’hypofirme », in entreprises et organisations, Economica.
- Sen, A. « Relisons Adam Smith autrement », Courrier International n°961, pp.62-63
- Torrès, O. (2009), La recherche en PME an V.I.T.R.I.O.L, Economies et sociétés, vol. 43, no2,pp.343-362