Raffi Duymedjian, Enseignant-chercheur à Grenoble École de Management,
7 juillet 2010
La guerre économique est un état permanent de nos sociétés, devenue règle plutôt qu’exception [David & Suissa, 2009]. Elle prend différentes formes, se manifestant soit par un conflit entre économies concurrentes, telle la guerre économique que se livrent les Etats-Unis et la Chine [Susbielle, 2006], soit entre géants industriels quand Airbus et Boeing se font la guerre sur un marché oligopolistique. Si certains datent sa naissance du premier blocus continental napoléonien [David & Suissa, 2009], son omniprésence dans la presse économique et, surtout, son association manifeste avec la logique concurrentielle et les enjeux de pouvoir entre nations lui donnent un semblant de permanence.
Les conséquences de cette guerre sont essentiellement présentées sous ses aspects macro-économiques et politiques dans presse économique grand public, sous l’angle de batailles entre nations en concurrence dans un monde multipolaire ou de combats entre géants industriels dont le chiffre d’affaires flirte avec le PIB de certains pays. Mais son impact descend au niveau micro-organisationnel à travers l’explosion du chômage et de la précarité. Les indicateurs macro-économiques ouvrent alors le chemin vers des effets qu’il est de moins en moins possible de cacher au sein des entreprises. Ainsi parle-t-on de stress de travail, de souffrance, de mal-être ou de malaise [Sciences Humaines, 2008] conduisant parfois aux extrémités du suicide. Finalement, se multiplient et s’étendent, voire se généralisent les traumas de guerre économique [Dejours, 2009].
Alors, certes, la notion de guerre économique aurait pu se cantonner à son rôle de métaphore, soulignant seulement la dimension stratégique des politiques économiques gouvernementales ou de la firme. Mais les pertes humaines, morales, mentales mais aussi physiques imposent une autre valeur à l’expression, une valeur de réalité.
Y aurait-il pourtant fatalité à accepter cet état de guerre économique, guerre douce au regard du nombre de victimes d’une « vraie » guerre ? Car la Guerre est ses horreurs ont conduit à la création d’institutions destinées, directement ou indirectement, à garantir et organiser la Paix (l’ONU et d’une certaine façon l’Union Européenne), ainsi qu’aux deux domaines, académique et pédagogique désignés par les vocables de Peace Studies et Peace Education. Pourtant, rien n’existe vraiment autour de la notion de Paix Economique ni d’une quelconque Education à la Paix Economique.
Les sciences de gestion ont une responsabilité dans cet état de guerre économique dès lors qu’elles alimentent les écoles de management en concepts et modèlent les préparant à en devenir les futurs « soldats ».
Nous proposons dans ce texte de réfléchir tout d’abord à la place que prend la notion de guerre économique dans l’enseignement. Nous montrerons que s’ajoutent à l’influence du contenu de l’enseignement d’autres éléments qui rendent cet état de guerre banal voire nécessaire. Puis nous explorerons l’idée de Paix Economique, comme objet d’étude et, surtout, comme axe de transformation pédagogique. Cette réflexion se présentera comme une tentative essentiellement pluridisciplinaire de construire une dynamique de création ne postulant pas un monde économique fondamentalement conflictuel.
Guerre économique et enseignement du management
Le monde de l’entreprise… ce monde vers lequel nos étudiants n’attendent pas la fin de leurs études pour se diriger, tant ils sont impatients de partir en stage, en alternance ou en césure. Le monde du travail, un monde si différent de l’univers scolaire que les écoles de management organisent la déscolarisation de leurs étudiants pour les y préparer [Abraham, 2007]. Pourtant, rares voire introuvables sont les étudiants qui semblent perturbés par l’accumulation d’articles, de dossiers ou d’émissions sur les malaises et souffrances au travail. Inconscience, fatalité ? Il ne nous importe pas ici, de le savoir, mais de relever certains points liés à leur enseignement et qui supportent, directement ou indirectement, l’état de guerre économique.
Des contenus ostensiblement guerriers ?
Nous cédons tout d’abord à la banalité en observant que les contenus des cours de marketing et de stratégie mettent l’emphase sur le contexte concurrentiel à partir duquel toute décision doit être prise. Aucune surprise, donc, à lire : »A strategy should specify not only where a firm will be active (arenas) and how it will get there (vehicles), but also how the firm will win in the marketplace – how it will get the customers to come its way. In a competitive world, winning is the result of differentiators, and such edges don’t just happen. Rather, they require executives to make up-front, conscious choices about which weapons will be assembled, honed and deployed to beat competitors in the fight for customers, revenues, and profits » Are you sure you have a strategy?, [Hambrick & Fredrickson, 2001]. Les termes de victoire, de combat, et d’armes pourraient une fois encore en rester au stade de la métaphore jusqu’à ce qu’ils soient associées à leurs conséquences – fermeture d’usines, déplacement de population, chômage de longue durée.
Un enseignement trop technique ?
Les écoles semblent choisir de consacrer une part importante de leur enseignement aux outils et techniques du management. Ce constat était déjà clairement exprimé dans les propos de Peter Drucker concernant les formations de MBA qui privilégiaient le « How » au « What ». Certes, les écoles répondent ainsi à leur mission professionnalisante, mais ce choix peut influencer la représentation que se font les étudiants de l’état de guerre économique. En effet, la technicisation du management risque de neutraliser les présupposés idéologiques des modèles et outils enseignés. D’ailleurs, plus ces instruments sont mathématisés, plus s’éloignent les valeurs normatives qu’ils véhiculent. Les conséquences sont nombreuses. Ainsi, l’obsession de la précision absolue l’emporte sur l’intérêt de la variable mesurée [Moles, 1998] ; cette précision donne aussi l’impression qu’à force de se rapprocher de l’objet observé, la mesure pourra se substituer à l’objet [Moles, 1998] ; enfin, et ce point est le plus inquiétant, la naturalisation du management par technicisation fait courir le risque d’un rétrécissement du champ de conscience morale puisqu’on déplace la question du « doing good » vers celle du « doing well », de la morale vers une éthique du management qui valoriserait une cohérence interne de ses pratiques à travers l’usage efficace de ses outils et techniques.
Un espoir dans des enseignements miracle ?
Le développement personnel fait l’objet depuis quelques années d’une attention toute particulière dans l’enseignement des business schools. Il est de même pour les cours de gestion du stress, d’éthique ou de développement durable. Ces cours ont pour vocation d’éveiller les étudiants à eux-mêmes, et de les rendre aptes à se penser dans un agir orienté par des valeurs en interaction avec un monde social, économique et politique qui les dépassent mais sur lequel ils ont une influence. Cependant, l’existence de ces enseignements ne doit pas faire oublier qu’importe non leur simple présence dans un cursus mais leur intégration dans les enseignements de management. Ainsi, quand de jeunes contrôleurs de gestion sortis d’ESC avouent avoir manqué de cours de communication pour contrôleur de gestion, ils attirent l’attention sur la part soft mais oh combien utile d’un métier ou les capacités de persuasion et l’éthique du service sont vitales. Surtout, le fait que ces enseignements soient à part, même si parfois en tronc commun, valide voire renforce leur marginalité et le fait qu’en fin de compte, ils restent secondaires. Voutch illustre parfaitement ce risque dans un de ces dessins humoristiques où l’on entend lors d’un conseil d’administration dire « - Pour notre entreprise, cette question soulève à la fois un grave problème éthique et un problème économique. Si personne n’y vois d’objection, passons directement au problème économique ». Une manifestation du MMPRDC de Florence Naville (2009), Make More Profit the Rest we Don’t Care ?
Un vocabulaire guerrier, une logique de conquête instrumentée par des outils froids, bras armés de l’homo calculator, une préparation mentale permettant de résister à la pression et de se donner une bonne conscience, parfois… serait-il si exagéré de résumer cette partie de la sorte ?
Penser la Paix Economique et l’Education à la Paix Economique
Penser, espérer, organiser la Paix. On ne peut souhaiter objectif plus noble. Mais penser, espérer la Paix Economique, est-ce même envisageable, puisqu’il semble que le maintien de la Paix requière l’absence de cette Paix Economique et la pratique de son opposé, la guerre économique, état de guerre doux, à la violence acceptable ? Cette partie envisage ce que pourrait-être celle-ci et l’incidence de la représentation d’un tel état sur l’enseignement en école de management.
Reconstruire une représentation du monde
Notre culture fonde un rapport au monde dont les racines sont tellement profondes que leurs manifestations deviennent presque invisibles. Certaines de ces racines confèrent à la guerre économique le système de valeur qui en justifierait l’existence voire la nécessité. Nous pensons nécessaire d’en dévoiler trois pour penser la Paix Economique, qui se construisent à partir d’une valeur centrale, celle de l’importance du conflit sur nos structure de penser à d’agir [Kamenarovic, 2001]
(1) Le combat (Polemos) est considéré comme étant « le père de toutes choses » (Héraclite d’Ephèse). Ce présupposé donne au conflit une double valeur. Non seulement est-il partie prenante de chaque activité humaine, mais, de plus, s’arroge-t-il l’honneur d’en être à l’origine. Or, cette place de créateur représente pour nous, occidentaux, le cœur, la manifestation ultime de la puissance de l’homme [Jullien, 1996].
(2) Ce conflit oppose des volontés individuels exprimant des intentions. Cette valorisation de l’individu s’ajuste parfaitement avec l’image que l’économie dominante présente sous les traits de l’entrepreneur, qu’il le soit juridiquement ou dans son comportement intrapreneurial. Poussé à l’extrême, ce dogme du néo- libéralisme se traduit en une « entrepreneurialité comme mode du gouvernement de soi » [Dardot & Laval, 2009]. L’emphase est mise sur l’autonomie et l’esprit d’indépendance.
(3) Ces acteurs agissent rationnellement dans un univers compréhensible par la raison. Ce présupposé résonne positivement avec le scientisme mou qui anime les commentaires de nos étudiants visible, par exemple quand « objectif » est perçu comme un compliment et « subjectif » témoigne d’un manque de rigueur. Or, cette pseudo-objectivité souhaitée met à distance : a) les normes et valeurs que fabriquent et propagent les sciences de gestion en tant que sciences pour l’action ; b) le jugement personnel du sujet agissant que les propos soi-disant objectifs protègent de toute critique ; c) le monde des émotions et de la sensibilité puisque depuis Descartes et ce, malgré des travaux déjà anciens [Damasio, 1994], les passions sont un obstacle à la Raison, à la découverte de la Vérité.
Ces trois piliers sont en étroite relation. Dès lors que Polemos est une nécessité, le combat s’instaure entre acteurs revendiquant leur autonomie (et par là même dédaignant toute reconnaissance d’un quelconque support dont ils seraient redevables), dont la victoire prétend appuyer (auto-confirmer) le Vrai. Ainsi nous est présenté l’entrepreneur à succès qui, par son génie, son courage et sa détermination, l’emporte et devient un modèle à suivre, déployant sa vérité par le vecteur de la narration (storytelling).
Quels enseignements pour éduquer à la Paix Economique ?
La Paix Economique part de l’hypothèse qu’il est envisageable de créer de la valeur par la production, la consommation et l’échange en établissant des relations entre acteurs économiques qui ne soient pas de l’ordre de la manipulation (des clients), la destruction( des concurrents) et l’exploitation (des fournisseurs). Certes, réduire les sciences de gestion à ce type de discours agressif semble manipulatoire tant est riche la littérature sur les stratégies d’alliances, de coopération, ou de partenariat, ou la recherche d’un win-win avec les clients, les concurrents, les fournisseurs. Mais le biais d’environnementalisme [Barley & Kunda, 2001] semble omniprésent qui fait de l’environnement et de son élément dominant, la concurrence, la force agissante majeure déterminant l’organisation et la stratégie des entreprises. Dès lors, la coopération peut-elle exister hors de « l’union fait la force » ?
Préparer à la Paix Economique exige d’après nous un certain nombre d’orientations pédagogiques articulant contenus et méthodes d’enseignement.
(1) Une pensée critique orientée par et vers l’action : Al Maamoun rêvant d’Aristote l’entend définir la parole juste comme étant une parole conforme à la raison, qu’apprécie l’interlocuteur, et dont on n’a pas à craindre les conséquences. Or, cette dernière caractéristique ne tient qu’une place limitée dans l’enseignement du management qui valorise une argumentation judiciaire fabriquant de la preuve au détriment d’une argumentation délibérative justifiant d’un futur souhaitable. Si les enseignements de gestion exigeaient des étudiants qu’ils imaginent les conséquences de leurs choix (marketing, stratégique, financière, humaine, etc.), et qu’ils les assument (i.e. n’aient pas à en craindre les effets), peut-être s’autoriserait-on à penser les conséquences négatives de nos décisions plutôt que de les faire porter sur autrui (comme l’économie l’a trop longtemps fait des externalités négatives) et d’avoir un jour peur (source de tension et de conflit), de se « faire attraper ».
(2) Une vision positive des interdépendances : plutôt que de s’imaginer « dans une société fondée sur l’idéal d’autonomie, (…) l’idée que nous sommes les auteurs de nous-mêmes et les propriétaires de nos idées », pourquoi ne pas accepter une perspective soulignant « l’interdépendance et la vulnérabilité de tous », une société ou « nul ne peut prétendre à l’autosuffisance » ? [Molinier et al., 2009] . Cette perspective, celle ducare, ne met pas au centre la lutte, le combat, le conflit, mais l’attention et le soin à porter aux autres. Accepter nos fragilités et nos dépendances modifie considérablement les souffrances issues de l’écart entre l’image de soi et l’idéal du soi, transforme le besoin de reconnaissance et joue sur l’estime de soi. Le Marketing doit remercier la psychologie, la sociologie ou l’anthropologie, le chef de produit la fabrication, la R&D, la finance (et vice versa), l’étudiant celles et ceux qui ont fabriquer l’ordinateur sur lequel il travaille ou la chaise sur laquelle il est assis.
(3) Paix Economique, paix intérieure : Les Peace Studies associent trop peu le sentiment de Paix individuel et celui de Paix au sens géopolitique du terme. Or, « La véritable paix, avec soi-même et le monde environnant, ne peut exister que si elle est cultivée dans nos esprit. » [Dalaï Lama, 1989]. Les enseignements de développement personnel ont aujourd’hui virtuellement accès à une palette de moyens, cadres théoriques de la psychologie positive mais aussi méthodes de méditation ou de gestion du stress par la cohérence cardiaque, qui ne demandent qu’à être expérimentés et qui savent rapprocher le corps et l’esprit.
Bibliographie
- Abraham Y-M. (2007), «Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comment devenir un ‘Hec’»; Revue française de sociologie, Vol. 48, n° 1, pp. 37-66
- Barley, S.R., & Kunda, G. (2001), “Bringing work back in”. Organization Science, 12(1): 76-95.
- Dalaï Lama (1989), « La vérité est la seule arme dont nous disposons », discours lors de la remise en prix Nobel de la paix, 10 décembre 1989, publié par les éditions du Point, 2009
- Damasio A. (1994), Descartes’ Error: Emotion, Reason, and the Human Brain, Putnam Publishing
- Dardot P. & Laval Ch., (2009), La nouvelle raison du monde , Essai sur la société néolibérale, Editions La Découverte
- David O. & Suissa J-L (2009), « Les racines de la guerre économique moderne – Du mercantilisme au début des années 1990 », in La guerre économique, Rapport Anteios 2010, PUF, pp.21-42
- Dejours D. (2009), Souffrance en France, 2nd édition, Editions du Seuil
- Hambrick D. C & Fredrickson J. W, (2001), “Are you sure you have a strategy?”, The Academy of Management Executive, Nov 2001; 15, 4
- Jullien, F. (1996), Traité de l’Efficacité, Grasset
- Kamenarovic, I (2001), Le conflit. Perception chinoise et occidentale, Cerf
- Moles A. (1998), Les sciences de l’imprécis, Point Science
- Molinier P., Laugier S., Paperman P. (2009), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité et responsabilité, Petite Bibliothèque Payot
- Noiville F. (2009], J’ai fait HEC et je m’en excuse, Stock Parti Pris
- Sciences Humaines (2008), Malaise au travail, Grand dossier n°12, automne 2008