Comment prendre en compte le bien-être ? La soutenabilité ? Comment rendre visible ce qui compte ? Comment travailler collectivement à la définition de ce qui fait commun et considérer la valeur de ce qui ne peut être monétarisé ?
Fiona Ottaviani, Grenoble École de Management (GEM) et Anne Le Roy, Université Grenoble Alpes (UGA)
C’est à l’ensemble de ces questions que répond l’expérimentation IBEST « indicateurs de bien-être soutenable » sur le territoire de la métropole grenobloise.
Cette démarche collective, impliquant spécialistes des politiques publiques, scientifiques, activistes et habitants sur un temps long (depuis 2002) vise à enrichir et transformer les cadres d’observation et d’évaluation des politiques publiques, mais aussi la manière de construire les indicateurs. Nourrie d’une enquête et de débats, la démarche a abouti à la définition collective de huit dimensions du bien-être soutenable. Le bien-être soutenable correspond ici à la possibilité que les personnes ont de « se réaliser », c’est-à-dire de trouver des réponses à leurs besoins en adéquation avec le bien commun et leurs aspirations.
Cette démarche est désormais appuyée sur des enquêtes récurrentes permettant d’apporter un éclairage précieux sur les différentes facettes des conditions de vie. Les données construites font l’objet de discussion régulière avec les acteurs du territoire. Ouvrir la « boite noire » de la quantification est un enjeu scientifique et politique pour faire émerger de nouvelles conventions sociopolitiques sur le bien-être soutenable du territoire. Cette analyse nourrit la connaissance et les actions des acteurs et actrices du territoire (citoyen.n·e·s, professionnel·le·s des politiques publiques, associations, etc). Elle sert aussi à mettre en lumière de grands enjeux exacerbés par la crise sanitaire et économique actuelle : place du travail et importance de l’équilibre des temps, accès à la santé et aux services publics, rôle central des sociabilités, cumul des inégalités.
Travailler moins pour s’épanouir plus
L’équilibre des temps est particulièrement important pour bien vivre. La tension sur les temps de vie ressort de manière prégnante au sein de la démarche IBEST et dans d’autres expériences locales visant à apprécier différemment la richesse. Au-delà d’une approche en termes de conciliation vie familiale-vie professionnelle, l’étude de l’équilibre des temps nécessite une approche élargie des temporalités.
Dans IBEST, nous avons étudié quatre grands blocs d’activités : le travail, la famille, l’engagement solidaire et les loisirs.
Environ 45 % des personnes souhaiteraient consacrer moins de temps à leur travail : plus le groupe rencontre des problèmes de « réalisation », plus la réponse « consacrer moins de temps » est fréquente. Pourtant, plus de 80 % des personnes interrogées sont très ou assez satisfaites de leurs conditions d’emploi et de leur travail. Cet apparent paradoxe peut aisément s’expliquer quand on considère le « phénomène de préférences adaptatives » pouvant s’opérer par rapport au travail. Jouer sur ses désirs peut être plus aisé que de changer sa situation concrète. Celles et ceux qui voudraient y consacrer plus de temps sont les personnes qui manquent des ressources ou du statut associé à l’emploi. En 2012 comme en 2018, chacun·e souhaiterait consacrer plus de temps à ce qui n’est pas le travail (la famille, les loisirs, les engagements solidaires). Loin du « travailler plus pour… », on est bien plutôt sur un « travailler moins pour s’épanouir plus ».
Par ailleurs, si le travail garde toute son importance, c’est avant tout par nécessité économique. Il constitue aussi un lieu de socialisation privilégiée, d’épanouissement et de reconnaissance sociale. Or, la réalisation par le travail est très liée aux inégalités sociales et au sentiment de justice sociale.
L’argent fait-il le bonheur ?
Les personnes se sentant mal dans leur travail ont fréquemment un sentiment d’injustice salariale. La crise du Covid-19 a reposé la question de la rémunération d’emplois à forte utilité sociale (santé, éducation, etc.), souvent mal payés. Dans IBEST, on observe que plus de 58 % des personnes considèrent qu’elles gagnent moins que ce qu’elles mériteraient. La rémunération n’apparaît pas seulement comme un coût, mais est aussi un vecteur de reconnaissance sociale.
L’argent fait-il le bonheur ? Il y contribue : les deux vagues de l’enquête IBEST montrent (comme les enquêtes internationales existantes) que la satisfaction à l’égard de sa vie croît avec le niveau de revenus, même si elle se stabilise au-delà d’un certain seuil.
Le revenu n’est pas le seul facteur à considérer : les conditions de vie matérielles, l’accès aux biens de subsistance et la préservation des biens communs sont un socle indispensable pour bien vivre.
Les plus précaires cumulent en effet un moindre niveau de revenu, des restrictions sur les soins et l’alimentation et vivent plus souvent dans un logement sur occupé. Ils ont par ailleurs un accès plus restreint à la nature et plus de difficultés pour adopter des comportements écoresponsables du fait de leur situation monétaire. Ces personnes se caractérisent par une plus grande précarité économique et sociale : moindre niveau de diplôme, davantage au chômage, en arrêt de longue durée ou inactivité.
Quand la santé va, tout va
Lorsque la santé est défaillante, elle devient un critère de mal-être. En effet, les personnes ayant une santé dégradée sont plus souvent peu satisfaites de leur vie. La situation socio-économique de ces ménages apparaît plus fragile, avec des fins de mois plus difficiles que la moyenne. Parmi les personnes en bonne santé, une proportion importante de personnes (42 %) subit un stress élevé. Cela concerne prioritairement les femmes actives.
Constat important : IBEST ne révèle pas de lien probant entre le non-recours aux soins et la proximité géographique aux professionnel·le·s médicaux. Or, souvent c’est cet indicateur de la proximité géographique des professionnel·le·s de santé qui est retenu à l’échelle nationale ou locale pour appréhender la possibilité d’accès aux soins. Ainsi, il est une chose d’avoir accès et d’être à proximité d’un service/équipement et une autre de l’utiliser ou d’y avoir recours. Les personnes cumulant de fortes difficultés d’accès aux services publics cumulent à la fois plus de précarité dans leur emploi et leurs revenus, plus de stress et une santé juste correcte. 62 % des personnes dans cette situation ont des enfants et la proportion de familles atypiques et monoparentales est plus forte.
La sociabilité, un filet de sécurité ?
La sociabilité, le fait de pouvoir compter sur autrui en cas de coup dur est à la fois un des points aveugles de la statistique et un des éléments déterminants du bien-être. En effet, à la question « qu’est-ce qui compte pour vous ? », on recueille souvent des réponses qui parlent d’ami-es, de proches…
Le fait d’être inséré·e dans un réseau de liens joue un rôle de « filet de sécurité » qui accroît le bien-être.
En revanche, parmi les 12 % de la population isolée, aussi bien socialement que vis-à-vis des institutions (groupe 1), on trouve davantage de personnes en difficulté économique. Même les amis et la famille, supports très majoritaires dans le reste de la population, sont peu présents pour ces personnes. Manques matériels et manques immatériels vont malheureusement de pair et pointent une dimension peu visible, mais très douloureuse des inégalités. Malgré une plus forte fréquentation de la famille et des amis liée à la proximité géographique, la précarité des personnes est aussi sociale : ces liens n’assurent pas un fort niveau d’entraide ni une grande satisfaction vis-à-vis des relations sociales.
Autre enseignement : environ la moitié de notre échantillon rassemble des personnes très engagées dans des réseaux d’entraide, mais très défiantes vis-à-vis des institutions. Écho au mouvement « gilets jaunes » ? On y retrouve la remise en cause du cadre institutionnel associé à un fort réseau de solidarité dans la proximité.
Une approche transversale du bien-être
Qui « se réalise » en termes de bien-être soutenable ? Qui cumule des difficultés, voire un mal-être sur plusieurs dimensions ? Une analyse croisée de la réalisation sur chacune des dimensions amène aux constats suivants :
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Aucune personne ne « se réalise » complètement en termes de bien-être soutenable ; mais 13 % des personnes de l’échantillon expriment un bon niveau de réalisation dans 4 ou 5 dimensions.
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13 % des personnes de la Métropole grenobloise ne se « réalisent » sur aucune dimension.
Ainsi, toutes les personnes enquêtées rencontrent à des degrés plus ou moins élevés des difficultés à « se réaliser ».
Quel est le profil des personnes se réalisant le mieux ? Leur portrait-robot : des hommes, cadres supérieurs, en bonne santé, vivant à Grenoble Nord ou au Nord-ouest de la métropole. Les inégalités socioéconomiques et entre les sexes ont la vie dure. Les mettre au jour est un premier pas pour le bien-être soutenable de tous et toutes.
Ont participé à l’écriture de l’article et plus généralement au travail sur IBEST : Berthaud, A. (Grenoble-Alpes Métropole), Clot, H. (Grenoble-Alpes Métropole), Jouny, L. (Agence d’urbanisme de la région grenobloise), Lavoillotte, Ph. (Grenoble-Alpes Métropole), Moreau J. (Ville et CCAS de Grenoble), Pichavant, F. (Agence d’urbanisme de la région grenobloise).
Fiona Ottaviani, Enseignante-chercheuse en économie - Grenoble Ecole de Management, F-38000 Grenoble, France - Chaire Paix économique, Mindfulness, Bien-être au travail - Chaire Territoires en Transition - Chercheuse associée au CREG - Université Grenoble Alpes, Grenoble École de Management (GEM) et Anne Le Roy, Enseignante chercheuse en Economie au CREG à l'UGA, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.