Dans la guerre menée contre le coronavirus, agriculteurs, industriels et distributeurs se sont positionnés en première ligne pour nourrir les Français. Pour faire face à la multiplication des faiblesses, créées par la crise tout au long de la filière, les acteurs n’ont eu d’autre choix que la solidarité. Eclairage sur une mobilisation sans précédent.
Entretien avec Hugues Poissonnier enseignant-chercheur à Grenoble Ecole de Management, et membre de la chaire de recherche Paix économique, Mindfulness et bien-être au travail. Il dirige également l'IRIMA – Institut de Recherche et d'Innovation en Management des Achats –, et intervient régulièrement dans les entreprises pour des formations sur mesure ou des conférences.
Quelle est votre analyse des initiatives solidaires entre les acteurs de la filière agroalimentaire – producteurs, industriels et distributeurs – durant la crise du Covid-19 ?
Ces initiatives sont à saluer, et font essentiellement échos à des intérêts économiques bien compris, même si des motivations purement bienveillantes ou philanthropiques sont également observées. Ces initiatives ont d’abord consisté à préserver tout un écosystème en période de crise sanitaire, en engageant des relations partenariales avec les fournisseurs. En effet, si l’on perçoit tout l’intérêt de collaborer lorsque tout va bien – via la co-innovation notamment, afin de créer de la valeur ajoutée dans l’ensemble de la chaine –, ce que j’appelle la « collaboration de crise » est très différente.
Dans ce cas, il s’agit d’accompagner les fournisseurs, de leur tendre la main pour leur permettre de faire face à une réalité difficile. Ces initiatives se sont traduites par le fait de raccourcir les délais de paiements permettant ainsi de pallier en partie les problèmes de trésorerie, de lisser (ou délisser, selon les cas) les commandes, etc. Quand tout va mal, comme en contexte de Covid-19, le danger perçu et la peur qui en découle contribue à un recentrage sur le court terme et sur l’interne. On assiste à ce que les psychologues nomment la « réduction du champ attentionnel ». Alors que tout l’enjeu, justement, est de porter le regard au-delà, d’élargir le champ attentionnel pour envisager les impacts des décisions à long terme et pour intégrer les partenaires, notamment les fournisseurs, dans la réflexion : il s’agit de raisonner en « entreprise étendue » et de prendre réellement soin de l’écosystème économique.
Quels sont selon vous les principaux leviers qui ont présidé à cette nouvelle donne solidaire au sein de la filière ?
Les travaux du psychologue américain Herzberg, réalisés dans les années 1960, ont mis en évidence l’existence de deux continuum pour expliquer la motivation. La théorie des deux facteurs, dont il est à l’origine, s’applique parfaitement à la situation de crise. Son analyse relève deux facteurs clés de motivation, générateurs de satisfaction ou d’insatisfaction, construits autour de deux axes : les facteurs moteurs contribuant à renforcer la satisfaction et les facteurs d’hygiène, tout aussi fondamentaux, qui contribuent à réduire l’insatisfaction.
Concrètement, cela peut s’illustrer ainsi : le donneur d’ordres (quelle triste expression !) peut ainsi donner des opportunités de progresser à son fournisseur via l’appel à sa créativité, la co-innovation, le partage de la propriété intellectuelle… et le fournisseur s’en trouvera ainsi très satisfait (facteurs moteurs de satisfaction). Mais, dans le même temps, si les paiements sont retardés, le fournisseur peut être très insatisfait ! Dans ce cas, le facteur d’hygiène, qui est inhérent aux bonnes pratiques en matière de paiement, viendra contrecarrer les facteurs moteurs de satisfaction. En situation de collaboration de crise, tout l’enjeu porte sur l’attention et le soin apporté aux facteurs d’hygiène, de très court terme, telle que la préservation de la trésorerie, dans une optique de pérennisation et dans une perspective « gagnant-gagnant » à long terme, sans toutefois bien sûr oublier le rôle des facteurs moteurs.
Le rôle de l’Etat semble avoir été déterminant dans cette mobilisation et cette prise de conscience…
Au tout début de la crise, l’Etat, en réunissant à Bercy les grands acteurs de la filière, a posé des contraintes, prolongeant d’une certaine façon celles qui relèvent du « devoir de vigilance », visant à préserver la chaine d’approvisionnement durant la crise. Les incitations (et les menaces de sanctions) ont permis de faire comprendre les intérêts cachés associés au déploiement des bonnes pratiques : les grandes enseignes, qui ont accompagné leurs fournisseurs ont certes accusé des coûts supérieurs à court terme – en payant plus vite et en lissant les commandes notamment. Et, en contrepartie, leurs fournisseurs n’ont pas disparu, ce qui aurait occasionné de fait la recherche, la sélection, les tests de nouveaux fournisseurs, générant des coûts supplémentaires à plus long terme, et surtout, une rupture dans la chaine d’approvisionnement.
Vous pointez des intérêts économiques réciproques mieux compris par les grands leaders de la filière. Concrètement, quels sont-ils ?
C’est essentiellement la prise de conscience des « intérêts cachés » et ce, pour toutes les parties en présence. La grande distribution doit accepter son rôle de leader – à travers son pouvoir de structuration de l’ensemble de la filière –, et la responsabilité très importante qui en découle. Ces responsabilités sont aujourd’hui mieux cernées et mieux acceptées. Même si des progrès restent à faire.
Au moment de la reprise progressive de l’activité économique, l’impératif de préserver le pouvoir d’achat des consommateurs, brandi par la grande distribution, n’est-il pas le frein essentiel à une modification des pratiques et des rapports de force en présence ?
Entretenir des relations commerciales plus vertueuses avec ses fournisseurs n’est pas antinomique avec la préservation du pouvoir d’achat des consommateurs. En effet, pour compenser le « surcoût » qui peut être occasionné par des échéances de règlement plus rapides des fournisseurs, mettre en place une filière d’approvisionnement locale génèrera moins de coût de transport, moins d’énergie, moins de stocks via des commandes plus régulières, et moins de perte de denrées périssables… Et, une fois encore, la première économie est celle que l’on fait lorsque son fournisseur ne disparaît pas !
Dès lors, il est important de raisonner en termes de coûts mais aussi en termes de valeur. C’est ainsi que des produits vendus plus chers, comme les produits bio, permettront d’augmenter la marge du distributeur par le bas– via la réduction des coûts d’approvisionnement –, et également par le haut, via la vente de produits à plus forte valeur ajoutée.
Voir aussi...
Les Moments Paix Economique : En temps de crise et après – quelles relations avec les fournisseurs ?
Les Moments Paix Economique : En temps de crise et après – Quelles relations avec les concurrents ?
Les Moments Paix Economique : les compétences collaboratives