L’engagement des grandes entreprises américaines de réorienter leur activité en faveur de l’ensemble de leurs parties prenantes reprend des préconisations formulées par la théorie dès les années 1970.
Hugues Poissonnier, Grenoble École de Management (GEM)
Les débats sur le rôle de l’entreprise dans la société demeurent animés, même si les tenants de la doctrine selon laquelle seule doit importer la maximisation de la valeur pour l’actionnaire sont de moins en moins audibles. Leurs arguments peinent en effet de plus en plus à convaincre à l’heure où les effets délétères des pratiques de gestion et de management associées à la création de valeur pour les seuls actionnaires sautent un peu plus aux yeux chaque jour (focalisation excessive sur les performances à court terme au détriment des performances à plus long terme, conception minimaliste de la contribution de l’entreprise à son écosystème et à la société, financiarisation trop poussée des stratégies, etc.)
Dans ce contexte, la récente loi Pacte invite les entreprises françaises à redéfinir leur performance et les moyens engagés pour l’atteindre. À une conception étriquée de leur rôle dans la société, beaucoup d’organisations opposent désormais, en la mettant en œuvre, une vision plus globale, intégrant leurs impacts sociaux et environnementaux. Danone, qui avait été un pionnier en opérationalisant le concept de triple bottom line (une appréciation de la performance sur les trois dimensions complémentaires que sont l’économique, le social et l’environnemental), ne se démarque plus tellement aujourd’hui sur ce point de nombre d’autres entreprises ayant souscrit à une vision plus responsable de leur activité et de leurs performances.
Des relations nouvelles avec leurs partenaires que sont les clients, les fournisseurs, voire les concurrents, sont ainsi expérimentées, en cohérence avec l’idée de la paix économique que certains chercheurs appellent de leurs vœux.
Outre-Atlantique, la récente déclaration en faveur d’un « capitalisme des parties prenantes » signée le 19 août dernier par 181 PDG des plus grandes entreprises américaines, parmi lesquels figurent les dirigeants de Apple, Boeing, Johnson & Johnson, Amazon, ou encore JPMorgan Chase, s’inscrit dans le même sens.
Influencer les choix de politique publique
C’est en 1972 que John Harper, PDG du groupe Alcoa, et Fred Borch, PDG de General Electric, créent la « Business Roundtable » businessroundtable.org/ regroupant les dirigeants des plus grandes sociétés américaines (211 membres aujourd’hui). L’objectif affiché était alors de faire entendre la voix de ces derniers dans le débat public au moment où l’hostilité des citoyens envers les grandes entreprises commençait à poindre et où la réglementation fédérale sur le marché du travail était perçue comme un danger.
C’est cette organisation, ayant largement fait la preuve de son efficacité par le passé en infléchissant de façon sensible les décisions et politiques publiques américaines (contribuant notamment, comme premiers faits d’armes, aux échecs du projet de loi antitrust en 1975 et de création d’une agence de protection des consommateurs en 1977) qui a fait sensation en publiant un texte semblant particulièrement subversif de l’autre côté de l’Atlantique où la primauté des actionnaires est moins spontanément remise en cause.
Les signataires s’engagent à « fournir de la valeur à leurs clients », à « investir dans les employés », à « traiter équitablement et éthiquement les fournisseurs », à « soutenir les communautés dans lesquelles ils travaillent », à « protéger l’environnement » et à « générer de la valeur à long terme pour les actionnaires ». Rien de bien nouveau au regard de ce que préconise depuis les années 1970 la théorie des parties prenantes, ou, plus récemment le concept de « symétrie des attentions ».
Rien de nouveau non plus au regard des pratiques des entreprises multicentenaires (connues sous le nom de « Henokiens ») qui, et c’est sans doute la clé de leur pérennité, ont toujours su travailler pour l’ensemble de leurs parties prenantes, sans jamais sacrifier certaines d’entre elles.
Si un cercle vertueux peut exister entre rentabilité (une mesure de la création de valeur actionnariale) et compétitivité (une mesure de la création de valeur pour le client), rendant possible la dynamique de la résilience et de la pérennité, un cercle vicieux peut également rapidement s’instaurer lorsque la recherche de rentabilité surpasse les autres conceptions de la performance.
De nombreuses entreprises, sombrant dans les travers du « capitalisme trimestriel » ont ainsi disparu faute d’avoir su tempérer les possibilités d’améliorer la rentabilité à court terme au détriment de l’investissement préparant la compétitivité et la rentabilité future.
Car voici, de façon très concrète, la nature du choix à opérer : sommes-nous capables de renoncer à un peu de rentabilité à court terme pour améliorer la compétitivité, asseoir la pérennité et sans doute générer davantage de rentabilité à plus long terme ? Conscients des dérives liées au court-termisme, nombreux sont les dirigeants qui, de façon très utilitariste, et sans faire preuve de philanthropisme, ont compris où se trouvait leur intérêt, et celui de leur entreprise.
Une ambition limitée
Finalement, l’ambition de la déclaration du 19 août semble limitée et peu novatrice à l’heure où le réchauffement climatique appelle sans doute des réponses d’un tout autre ordre (réduction drastique de notre empreinte environnementale, développement de la solidarité envers les migrants climatiques, etc. Autant de solutions non apportées par la récente déclaration, dont ce n’est clairement pas l’objet, et qui encourage finalement un renforcement léger de l’attention portée aux parties prenantes). Les engagements pris ont toutefois le mérite de faire entrer dans une démarche des acteurs de taille mondiale jusqu’ici peu impliqués, même si certains faisaient déjà plus que ce qu’ils promettaient.
Si les actes sont au rendez-vous, le potentiel de diffusion des principes adoptés dans toute l’économie, auprès des PME notamment, sera, on peut néanmoins l’espérer, important. En effet, les objectifs des grandes entreprises cotées en bourse ont tendance à se répercuter rapidement et fortement sur les ETI, PME et TPE qui, intégrées dans des chaînes de valeur pilotées par les grandes entreprises, se voient soumises par ces dernières à des conceptions évolutives de la performance, comme en témoignent par exemple les travaux du sociologue américain Gary Gereffi.
Hugues Poissonnier, Professeur d'économie et de management, Directeur de la Recherche de l’IRIMA, Membre de la Chaire Mindfulness, Bien-Etre au travail et Paix Economique, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.