52 policiers se sont suicidés, depuis le début de l’année 2019, en France*. Le malaise dans la police est profond. Le rassemblement national de la profession « tous corps, tous grades », le 2 octobre dernier a pointé le « sentiment d’abandon » de tout un corps de métier et des conditions de travail fortement dégradées. Une vaste recherche académique, réalisée auprès de 718 policiers entre 2013 et 2014, marquait les prémisses de ce délitement. Eclairage.
Entretien avec Pierre-Yves Sanséau, professeur de Gestion des Ressources Humaines et membre de la chaire. Avec Mathieu Molines, professeur assistant en Comportements organisationnels à l’ESCE, International Business School, il est l’auteur d’une étude inédite, réalisée en France sur le mal-être de la profession.
Quelles ont été vos motivations à travailler sur les facteurs de stress et de suicide dans la police ?
Deux motivations ont présidé à cette recherche. La première est qu’il existe peu de travaux quantitatifs et à large échelle, en France, sur ce sujet contrairement aux études internationales, en l’Australie et aux Etats-Unis notamment. Notre étude repose en effet sur un échantillon de 718 policiers, répartis en 70 équipes entre 2013 et 2014.
La seconde motivation a consisté à éclairer un corps professionnel qui fait partie du quotidien des Français, mais qui est mal connu. A l’instar de « La Grande muette », évoquant l’armée, la police peut être qualifiée de « Grande silencieuse ». Il s’y trame des choses depuis longtemps mais, ni la hiérarchie policière, ni les policiers eux-mêmes ne laissaient filtrer de messages.
En quoi ce corps de métier constitue-t-il un domaine de recherche spécifique ?
Il existe une véritable souffrance au travail au sein de l’institution policière. 2019 n’est pas une « année noire ». Ces suicides existaient. Aujourd’hui, ils sont connus. On assiste ainsi depuis plusieurs années à un phénomène d’explosion des faits.
Selon le rapport de l’Inserm, qui date de 2010, le risque de suicide dans la police est supérieur de 36 % par rapport au reste de la population. 52 policiers se sont suicidés depuis le début de l’année 2019, ce qui représente en moyenne un peu plus d’un suicide chaque semaine. La manifestation de masse (22 000 manifestants), le 2 octobre dernier, était inédite depuis 20 ans. Elle a mis au jour le malaise croissant de toute une profession. Les revendications portent sur la qualité du travail, la politique sociale, la problématique de la réponse pénale – il persiste un grand décalage entre les injonctions du Ministère de l’intérieur (« la politique du chiffre » notamment) et les décisions judicaires –, la question sensible des retraites et le projet de loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure.
Votre recherche montre que l’organisation de la police – et particulièrement sa structure et son management – contribue à créer un climat de stress chez les policiers et à réduire leur performance.
Les policiers sont doublement pris au piège, à l’externe comme à l’interne. A l’externe, les policiers sont pris dans une situation paradoxale : d’après les sondages, ils sont largement aimés des citoyens, mais ils sont souvent moqués, insultés voire caillassés lorsqu’ils sont en intervention. La situation s’est aggravée ces derniers mois.
A l’interne, la problématique est double : les policiers souffrent d’un manque de moyens humains et matériels. Les citoyens malveillants semblent parfois bien mieux équipés et mieux armés que les policiers. La seconde problématique interne est liée au management centralisé de l’institution. Il existe une forte contradiction entre les principes bureaucratiques – ou les facteurs organisationnels, perçus comme oppressants –, et l’essence même du métier de policier, qui nécessite réactivité et souplesse. Ce sont des facteurs de stress propres à la profession. Il en résulte que les policiers sont livrés à eux-mêmes sur le terrain, lors des interventions, et qu’ils sont ensuite blâmés par la société et par leur hiérarchie. Les policiers se sentent incompris, trahis… notamment par des supérieurs hiérarchiques qui ne se remettent pas en question. Aujourd’hui, outre les suicides, il existe une véritable hémorragie au sein des effectifs de la police. Ce phénomène est encore tu. C’est sans doute là le nouveau sujet tabou.
Votre étude pointe notamment la faiblesse voire l’absence de dynamique de groupe, qui prime sur les facteurs de vulnérabilité personnelle. Vous notez notamment le syndrome d’épuisement professionnel, qui touche fortement la profession. Pourquoi ?
Le métier de policier, très hiérarchisé, est un métier très solitaire. Chacun fait face à son destin. Les suicides montrent bien la grande solitude du policier, à laquelle on oppose : « on n’a rien vu ; on ne comprend pas ». Pourquoi ? Parce que la profession est bâtie sur un modèle individuel et sur « La Grande silencieuse ». Il faut être fort jusqu’au bout…
En intervention, les policiers constituent un « groupe de policiers ». C’est-à-dire, un rassemblement d’individus sur un lieu identique. Ce qui se distingue d’une équipe. S’il existait une dynamique collective, il y aurait eu un repérage en amont des risques de suicides. On assiste dans les faits à la détresse des policiers, inhérente à la solitude, bien qu’ils travaillent en groupe. Tous sont les victimes d’un phénomène groupal à caractère individuel, et non collectif.
La dynamique collective suppose le partage d’une vision commune : un sens et finalité partagé ; une mémoire collective – pour savoir comment gérer sur le terrain un conflit grave – enfin, un référentiel commun. L’idée est de savoir comment agir ensemble sans avoir à se poser la question des modalités communes dans l’action. Les auteurs de faits de violence, en face… ont une dynamique et un référentiel communs ! Ce sont les policiers qui reculent et subissent… Ou, qui invoquent leur droit de retrait.
« C’est en remettant le policier, et plus particulièrement le supérieur hiérarchique, au cœur du contexte organisationnel que la police gagnera en efficacité » préconisez-vous.
L’enjeu de la dynamique collective et du référentiel commun reste déterminant. La police devrait se caler dans une certaine mesure sur le modèle de l’armée, au sens où les policiers gradés doivent être plus impliqués dans les interventions sur le terrain. Il en résulterait un sentiment de moindre solitude et un sentiment de reconnaissance. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Il existe un éternel décalage, très préjudiciable à l’efficacité, entre les concepteurs des interventions et les acteurs sur le terrain. La hiérarchie reste déconnectée des réalités de terrain. La dernière illustration est l’assassinat des fonctionnaires à la préfecture de police de Paris : l’enquête avance et la hiérarchie n’aurait rien vu. La déconnexion est telle qu’un attentat a pu se produire… Et soulève la question de la diminution de la hiérarchie policière.
Au-delà, la problématique du déficit de budget ou d’affectation est cruciale Enfin, il faudrait une reconnaissance officielle des faits occultés : vivre dans le secret – autrefois des suicides, aujourd’hui des démissions – n’est pas tenable.
*Selon les sources officielles datant du 2 octobre 2019.
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