Lionel Strub, Dominique Steiler, Pierre-Yves Sanséau - The Conversation
Lionel Strub, Grenoble École de Management (GEM); Dominique Steiler, Grenoble École de Management (GEM) et Pierre-Yves Sanséau, Grenoble École de Management (GEM)
Difficile d’échapper à la déferlante de la méditation de pleine conscience, ou mindfulness : les étals des libraires regorgent de best-sellers aux titres tous plus évocateurs les uns que les autres tels que « Méditer pour ne plus déprimer » ou « Apprendre à manger en pleine conscience ».
Au-delà de l’édition, cette vague entraîne dans son sillage les médias qui prêtent audience aux arguments neuroscientifiques vantant les bienfaits de la pleine conscience sur le cerveau. C’est par exemple le cas de l’émission diffusée sur la chaîne France 5 « Enquête de santé Méditation : une révolution dans le cerveau », qui établit un dialogue entre sagesse bouddhiste et science au fil de divers témoignages et reportages.
Le rayonnement de ce mouvement fulgurant qui semble séduire plusieurs milliers de Français s’étend à différents secteurs de la société, de la santé à l’éducation en passant par le monde du travail. En effet, la pleine conscience n’a pas attendu pour pousser les portes de l’entreprise, s’immisçant dans les plus grands groupes pour servir aussi bien les besoins de développement personnel que de nouvelles stratégies managériales.
Entre attention focalisée et attention ouverte
« Prêter attention d’une façon spécifique, intentionnellement, dans l’instant présent, et sans jugement. »
C’est ainsi que Jon Kabat-Zinn, professeur émérite de médecine, fondateur et directeur exécutif du Center for Mindfulness in Medicine, Health Care and Society à l’École de Médecine de l’Université du Massachusetts définit la pleine conscience.
La méditation de pleine conscience invite en effet à s’asseoir et à porter son attention, par exemple sur les sensations physiques qui accompagnent le mouvement naturel et spontané de la respiration. Il s’agit dans le même temps de prendre conscience de l’ensemble de nos expériences intérieures, que ce soit en termes d’émotions, de sensations ou de pensées, à mesure qu’elles apparaissent et disparaissent sans s’y attacher. La pratique paraît simple, et pourtant la méditation de pleine conscience dissimule une rare subtilité et une grande complexité.
Elle met en jeu deux facettes complémentaires de l’attention, à savoir l’attention focalisée et l’attention ouverte. La première, destinée à stabiliser le vagabondage spontané du mental, implique de focaliser son attention sur un objet unique tandis que la seconde fait référence à une forme d’observation directe et immédiate de l’ensemble de nos expériences intérieures dépourvue de toute interprétation, comme si nous y étions confrontés pour la première fois.
L’attention ouverte est ainsi le véritable cœur de la pleine conscience dans le sens où elle transforme de façon radicale notre rapport aux expériences. Cet entraînement attentionnel constitue un apprentissage qui nous permet de parvenir graduellement à une connaissance directe des choses telles qu’elles sont au moment où elles se produisent. Ainsi, ce fonctionnement mental conduit à une vision plus juste et claire des situations réelles rencontrées.
La méditation de pleine conscience à l’épreuve de la science
Ces dix dernières années, la méditation de pleine conscience n’a pas seulement vu sa popularité croître fortement auprès du public. L’intérêt des chercheurs envers cette pratique s’est vu également décuplé, comme en témoigne le nombre d’études réalisées dans des champs médicaux et psychologiques aussi divers que variés.
Plusieurs méta-analyses attestent, par exemple, de l’efficacité de programmes de méditation de pleine conscience sur la diminution des symptômes dépressifs, de l’anxiété ou encore sur l’amélioration des symptômes psychologiques associés au cancer. Pour autant, preuves empiriques à l’appui, le mouvement de la pleine conscience n’échappe pas à la critique. On l’aura compris, il est donc nécessaire de rester lucide et de refuser de s’abandonner à l’éloge inconditionnelle des études rapportant une efficacité des programmes de pleine conscience en milieu clinique. Plusieurs des recensions présentent des lacunes méthodologiques et des limites.
Parallèlement à ce terrain d’exploration, la recherche sur la pleine conscience s’est également frayée un chemin dans les problématiques associées au contexte professionnel.
Ainsi, bien que le développement des travaux empiriques soit embryonnaire, certaines études tendent à montrer des effets bénéfiques des interventions de pleine conscience en entreprise notamment sur la santé et le bien-être des employés, tandis que d’autres laissent entrevoir des effets contrastés sur les émotions sociales ou encore sur la satisfaction au travail.
Quand l’entreprise s’essaie à la méditation de pleine conscience
Si les dirigeants de Google n’ont pas hésité à franchir le pas en poussant à la conception d’un programme axé sur le développement et l’application de l’intelligence émotionnelle au travail, la multinationale n’est pas la seule à se lancer : des entreprises plus modestes s’enfilent à leur tour dans la brèche.
Ainsi, HPE (Hewlett Packard Enterprise) France est à l’origine d’une initiative orientée sur la création « d’espaces ressources » dédiés notamment à la pratique de la pleine conscience dans le but de nourrir la résilience collective. Dans le même esprit, la société savoyarde Guichon Valves a misé sur une intervention combinant pleine conscience et psychologie positive (projet COSE Action), destinée à sensibiliser les participants à leur propre implication dans l’amélioration de leur bien-être. Au-delà, il s’agit d’encourager l’adoption de comportements pro-environnementaux soutenant l’engagement sociétal de l’entreprise.
La méditation de pleine conscience revêt indéniablement de grandes promesses mais ne nous dispense pas pour autant de rester prudents quant aux pièges tendus par son implantation dans le contexte professionnel. En effet, un risque d’instrumentalisation pourrait exister, si les intérêts économiques étaient privilégiés au détriment de la dimension humaine, composante tout autant indissociable de la performance de l’entreprise.
De plus, sa marchandisation extrême pourrait favoriser un dévoiement de sa visée originelle. Une des dérives possibles serait ainsi de confiner la pleine conscience à une technicisation de la vie intérieure ou d’en faire un instrument de transformation afin de conformer les comportements aux systèmes managériaux et organisationnels.
Il revient donc aux acteurs à l’avant-garde du mouvement d’être vigilants et de se questionner profondément sur son utilisation au sein d’une organisation en veillant au respect d’une éthique conforme à ses valeurs. Enfin, gardons à l’esprit qu’il nous reste à explorer bien des aspects de la pleine conscience, et notamment la simple question de son apprentissage et de son appropriation en mobilisant des méthodologies scientifiques éprouvées mais encore inexploitées dans le champ de recherche de la pleine conscience.
Lionel Strub, Enseignant-chercheur - Chaire Mindfulness, bien-être au travail et Paix économmique, Grenoble École de Management (GEM); Dominique Steiler, Titualire de la chaire Mindfulness, Bien-être au travail et paix économique, Grenoble École de Management (GEM) et Pierre-Yves Sanséau, Professeur de Gestion des Ressources Humaines, Membre de la Chaire Mindfulness, Bien-être au travail et Paix Economique à Grenoble Ecole de Management, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.