Hugues Poissonnier - The Conversation
Hugues Poissonnier, Grenoble École de Management (GEM)
À l’heure où le retour du protectionnisme se fait de plus en plus prégnant et porteur de menaces pour l’économie mondiale, notamment en raison du repli promu par l’administration Trump, un accord présentant de remarquables originalités passe relativement inaperçu.
Conclu le 8 décembre 2017 et devant entrer en vigueur en 2019, l’accord de libre-échange Union européenne (UE) – Japon ou JEFTA (Japan-EU free trade agreement) ne constitue pas seulement le plus important accord jamais signé par l’UE. Il pourrait aussi contribuer à changer la donne en profondeur en matière d’échanges internationaux, car il dédie un chapitre entier au développement durable et fait explicitement référence à l’accord de Paris sur le climat. Souvent décriés pour leur empreinte environnementale et leurs faibles soutiens à l’amélioration des conditions de travail dans les pays du Sud, les accords internationaux pourraient retrouver un rôle bénéfique sous l’impulsion de nouvelles normes qui auraient vocation à s’étendre. Au-delà, c’est même, rêvons un peu, le retour au « doux commerce » qu’évoquait Montesquieu, celui qui favorise le développement de relations commerciales et politiques apaisées, qui pourrait découler d’un accord pionnier et fondé sur la prise de conscience des dangers liés aux diverses formes de repli.
Au départ, le retour au protectionnisme et ses dérives
La compréhension du JEFTA et de ses ambitions requiert avant tout d’analyser le contexte protectionniste actuel. Les menaces formulées depuis plusieurs mois par le président américain à l’encontre des autorités chinoises ont été récemment mises en pratique. Après l’instauration de taxes sur l’aluminium et l’acier, l’administration Trump a publié une nouvelle liste de 1300 produits chinois concernés par des surtaxes. Pékin, qui avait anticipé cette situation, n’a mis que quelques heures à réagir, confirmant la tendance actuelle à l’emballement et le caractère désormais clairement belliqueux des échanges entre les deux premières économies mondiales. Donald Trump a d’ailleurs clairement évoqué des « guerres [commerciales] faciles à gagner ».
Pourtant, au-delà des effets d’annonces, un examen approfondi des mesures en question révèle surtout le peu d’effet de ces dernières sur le commerce Chine-États-Unis. Des mesures beaucoup plus impactantes pourraient être envisagées, concernant des produits bien plus centraux dans les échanges (produits manufacturés dans les usines chinoises pour l’essentiel, produits agricoles…). Ce qui remettrait en cause la prévision de croissance de l’OMC, qui table sur une augmentation du commerce international de 3,2 % en 2018. Pour l’instant, celle-ci n’a pas été revue à la baisse.
Avant même le conflit avec la Chine, la nouvelle orientation protectionniste américaine s’était traduite par la sortie des États-Unis du partenariat transpacifique (TPP), qui réunit douze pays riverains de l’océan Pacifique. C’est cet événement qui a encouragé la conclusion rapide d’un accord ambitieux entre l’UE et le Japon, même si les premières discussions à ce sujet avaient démarré en mai 2011.
Un accord de libre-échange majeur sur le plan économique
Conclu en fin d’année dernière, le JEFTA est largement passé inaperçu si on le compare avec le battage médiatique et les nombreuses oppositions qui s’étaient exprimées suite à la signature du CETA (accord entre l’Union européenne et le Canada), lors des négociations du TAFTA (accord entre l’UE et les États-Unis), qui avaient été interrompues. La relative indifférence générale dans laquelle le JEFTA s’apprête à entrer en vigueur en 2019 sera peut-être la principale clé de son succès. Mais ce n’est pas la seule, et d’autres atouts font du JEFTA un accord particulier et potentiellement vertueux. En effet, comme le montrent les chiffres, cet accord UE-Japon est structurant l’économie mondiale.
Ensemble, ces deux entités politiques et économiques représentent quasiment le tiers du PIB mondial. Ce sont des acteurs très impliqués dans le commerce international, malgré leurs décisions de protéger assez fermement leurs marchés. L’UE est aujourd’hui le troisième partenaire commercial du Japon, et ce dernier figure au sixième rang des partenaires commerciaux de l’UE. Le commerce avec le Japon génère 600 000 emplois directs dans l’UE et que 74 000 entreprises européennes, dont 78 % de PME, exportent vers le Pays du Soleil Levant. Les bénéfices pour ces entreprises d’une levée des droits de douane sont donc potentiellement très importants. Celle-ci devrait faire économiser un milliard d’euros de droits de douane aux entreprises européennes, qui exportent chaque année vers le Japon pour 58 milliards d’euros de marchandises et 28 milliards de services.
Par ailleurs, les experts estiment que les exportations européennes vers le Japon devraient augmenter de 16 à 24 %. Or Jean‑Claude Juncker, s’appuyant sur les travaux de nombreux analystes, estime que chaque milliard d’euros d’exportation supplémentaire vers le Japon devrait contribuer à créer 14 000 emplois en Europe.
Une ambition qui dépasse les enjeux économiques
Au-delà des intérêts économiques, c’est sur un autre terrain que se dessinent l’originalité et le caractère pionnier du JEFTA. L’accord conclu avec le Japon est en effet le premier à faire référence explicitement à l’accord de Paris sur le climat.
Partageant les mêmes exigences en matière de santé, de protection de l’environnement ou de sécurité alimentaire, UE et Japon semblent prêts à endosser une responsabilité historique en produisant des normes techniques nouvelles, plus respectueuses de l’environnement, et favorisant également les progrès en matière sociale. Le spectre du nivellement par le bas, caractérisant nombre d’accords passés et ayant notamment, à juste titre, contribué à l’échec des négociations avec les États-Unis, semble ici s’éloigner. Au contraire, en dépit de l’empreinte environnementale associée aux échanges internationaux, le développement du commerce entre UE et Japon pourrait s’avérer devenir une excellente nouvelle pour l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique. Il permettrait par exemple une amélioration sensible de la qualité écologique des produits.
Rares seraient en effet les industriels pouvant se permettre de renoncer à un tel marché. Or pour y accéder, il leur faudra systématiser la montée en qualité, écologique notamment, de leurs produits. L’industrie automobile pourrait, entre autres, effectuer un saut qualitatif important. Le fait que deux membres du TPP (Trans-Pacific Partnership, accord de partenariat transpacifique), l’Australie et la Nouvelle-Zélande, tentent aujourd’hui de se rapprocher de l’UE témoigne du potentiel de diffusion de normes sociales et environnementales exigeantes. Ces deux pays visent sans doute, à terme, une entrée dans le vaste marché UE-Japon…
Un acte potentiellement fondateur pour la paix économique
Bien sûr, le JEFTA n’est pas parfait. Des points d’amélioration évidents existent. L’occasion, qui était belle, d’intégrer dans l’accord des restrictions concernant la chasse à la baleine, la surpêche ou le commerce de bois illégal n’a pas été saisi. De tels sujets pourront, à la pratique de l’accord, être intégrés et discutés entre partenaires. L’opacité des négociations est également largement fustigée. Une opacité moindre aurait sans doute permis de n’oublier aucun sujet sensible.
L’opportunité semble néanmoins avoir été saisie de contribuer à changer, repenser, voire pacifier le commerce international. Avec une rapidité et une efficacité prenant le contre-pied de la tendance générale au retour du protectionnisme… Les normes exigeantes instaurées sont en effet de nature de réduire les impacts délétères des échanges internationaux, dans les pays du Sud notamment. Si d’autres États devaient s’inspirer de cet accord, un commerce aux effets bénéfiques pour l’environnement et le progrès social pourrait émerger. Au-delà des textes, ce sont les pratiques qui permettront de jauger les réelles avancées que le JEFTA laisse augurer.
Si tel était le cas, le sort serait ironique, comme souvent mais dans le bon sens cette fois, puisque ce serait le contexte belliqueux alimenté par les États-Unis qui aurait permis cette évolution bienvenue. Le commerce international retrouverait alors son rôle de pacification, celui-là même que lui prêtaient les fondateurs de l’UE, qui pensaient que le renforcer permettait d’affaiblir les intérêts à faire la guerre. Une fois de plus, les mots du poète allemand Höderlin s’avéreraient justes, lui qui écrivait que « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».
Hugues Poissonnier, Professeur d'économie et de management, Directeur de la Recherche de l’IRIMA, Membre de la Chaire Mindfulness, Bien-Etre au travail et Paix Economique, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.