Fiona Ottaviani - The Conversation
« L'art du bien-être ». Anthony Delanoix/Flickr, CC BY
Fiona Ottaviani, Grenoble École de Management (GEM)
À l’échelle des territoires, le débat autour du développement territorial fait écho à la montée en puissance de nouveaux besoins en termes d’observation sociale et d’évaluation. Une telle réflexion se nourrit également des travaux menés à différentes échelles pour promouvoir le bien-être, repenser la richesse et concevoir une organisation socio-économique plus respectueuse des êtres humains et de l’environnement. Elle amène à s’interroger, dans le sillage du rapport Stiglitz-Sen ou de la loi récente d’Éva Sas, sur les indicateurs à construire pour « compter ce qui compte ».
La démesure de la mesure
L’émergence à l’échelle locale de nouveaux besoins d’informations s’explique par de nombreux facteurs : le développement de la contractualisation des politiques publiques, leur évaluation, les recompositions du champ de l’action publique (métropolisation, loi Notre, décentralisation, etc.) et les transformations de l’organisation actuelle du système statistique public (big data, open data, etc.).
L’accentuation de la gestion par les instruments quantifiés, la course à la performance et l’engouement pour des pratiques d’évaluation expérimentale dans la sphère publique constituent les marqueurs d’une montée en charge d’un mode de gouvernement technocratique, déconnecté d’une définition collective des finalités du développement.
Dans le contexte d’une inflation des données chiffrées et d’un recentrage des activités sur certaines prérogatives, il importe de souligner la normalisation des comportements et la perte de sens associé à un usage « pathologique » des indicateurs. Prendre du recul sur ces réalités comptables s’avère nécessaire pour mettre au jour leurs effets de rétroaction sur les comportements des acteurs. Si les indicateurs constituent bien des outils de coordination et d’appréhension de phénomènes particuliers, cet attrait du chiffre n’est en effet pas sans danger et participe à une forme de naturalisation des phénomènes sociaux.
Face à la montée en puissance d’une « démesure de la mesure », nous soulignons la charge normative associée à de telles constructions. Outils de preuve et de connaissance, certes, les indicateurs sont considérés comme des gages de vérité scientifique et d’objectivité. Outils de pouvoir et de contrôle également, ils ne font pas que refléter le monde, mais influent sur les comportements, sur les croyances et sur la régulation des organisations publiques comme privées.
Si les indicateurs ne sont pas des reflets fidèles du monde, mais le transforment, changer notre monde peut-il alors passer par un changement d’indicateurs ?
Une démultiplication des indicateurs alternatifs à l’échelle locale
L’ensemble des mutations évoquées précédemment amène à rechercher des alternatives. Puisque les indicateurs sont souvent présentés comme des arguments suprêmes, et qu’il apparaît de plus en plus difficile de s’en passer du fait de la complexification des dynamiques socio-économiques et environnementales, une voie consiste à construire d’autres indicateurs, et surtout à les construire différemment. Ainsi, une série d’indicateurs axée sur les dimensions sociales et/ou environnementales a vu le jour. Le schéma suivant (pour le même schéma avec des liens hypertextes vers chaque expérimentation, cf. ma page personnelle) livre une vue d’ensemble, loin d’être exhaustive, de quelques initiatives conduites à différentes échelles territoriales en France (en bleu), en Europe (en gris) et ailleurs dans le monde (en orange).
Face à ce foisonnement d’initiatives, le risque est le développement d’une observation sociale morcelée pouvant être favorable au développement des inégalités entre territoires et au maintien du primat des indicateurs économiques sur le reste des statistiques produites. Cette démultiplication est pourtant utile : cette diversité est une expression du pluralisme des conceptions d’une vie bonne en société et, en ce sens, chaque expérience participe au nécessaire débat démocratique qui doit avoir lieu sur ces questions.
Elle s’accompagne en outre d’un renouvellement des pratiques par rapport aux travaux menés depuis les années 1930. Ces expérimentations de construction d’indicateurs en étant plus participatives servent ainsi à redonner une prise aux populations sur des objets habituellement réservés aux experts. C’est ainsi une forme d’ouverture de la « boîte noire » de la quantification qui s’opère dans un monde où la place du chiffre et son opacité sont croissantes.
Concevoir des réponses synergiques au besoin des populations
Au-delà du renouvellement des modalités de construction de tels indicateurs, comment passer de l’observation sociale à l’action ?
Un des enjeux essentiels est le dépassement de la sectoralisation des réponses apportées aux besoins des populations pour repenser de manière couplée les différentes facettes du développement. Concevoir ce type de réponses en termes de politiques publiques ou dans l’organisation suppose de rompre, comme le mettait en avant l’économiste Max-Neef, avec des réponses « destructrices » ou « univoques », coûteuses pour les organisations et nuisibles pour l’épanouissement des personnes et/ou pour l’environnement.
La gestion de la politique d’hébergement en constitue un bon exemple. Pour de nombreuses familles, les réponses apportées par les pouvoirs publics sont univoques, l’accompagnement social étant rarement couplé avec l’obtention d’un logement stable. Cette gestion s’avère même généralement destructrice, de nombreuses familles n’ayant pas un accès à un logement stable ou à l’éducation pour les enfants, puisque les expulsions à répétition créent des ruptures dans le suivi social et entament les possibilités d’épanouissement de ces personnes.
Effectuer le passage de l’observation sociale à de nouvelles formes d’actions dans le champ des institutions publiques et privées demeure compliqué tant les champs d’action demeurent compartimentés, les priorités en place « indiscutables », les logiques faussées par des « impératifs » venus de l’extérieur ou liées à la persistance de certaines représentations.
Par ailleurs, à l’exception de quelques lieux, comme à Jacksonville (États-Unis), expérimentation pionnière en matière d’indicateurs, les expériences peinent à impliquer tous les acteurs du territoire pour penser des actions concrètes permettant de répondre aux besoins des populations.
La paix économique comme horizon
Dépasser la sectorialisation de l’action au sein des organisations pour appréhender de manière transversale les besoins des personnes est loin d’être évident tant les formes d’organisation en place sont résilientes – du fait de l’existence de normes, de procédures réglant leurs activités – et traversées par des enjeux de pouvoirs.
Cette transversalité de l’action ne pourra pourtant se faire qu’au prix d’un décloisonnement des compétences et d’une mise en relation des acteurs de différents champs. Elle ne pourra s’opérer que si les organisations, publiques et privées, s’extraient d’une logique « guerrière », ou du moins destructrice, pour s’orienter sur le terrain de la paix économique de façon à formuler des réponses collectives à la hauteur des enjeux actuels.
Beaucoup d’énergie reste ainsi à dépenser pour faire des mots ou des chiffres découlant de telles expérimentations alternatives non simplement « the next big market » des consultants, des universitaires ou des politiques, mais de vrais actes en faveur d’un bien-être soutenable pour tous.
Fiona Ottaviani, Enseignante-chercheuse en économie - Chaire Mindfulness, Bien-être au travail et Paix économique, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.