Matthieu Ricard
moine bouddhiste, auteur et photographe
Association Karuna Senchen
Nepal
Matthieu Ricard a écrit la préface du livre "Osons la Paix économique - De la pleine conscience au souci du bien commun". Nous en reproduisons ici un extrait.
Associer la voix de la bienveillance à celle de la raison
Les mots paix et économie sont rarement associés. Pourtant, si l’on souhaite que la paix et l’harmonie règnent dans une société, dans un pays, voire dans le monde entier, on ne saurait négliger le rôle de l’économie dans la genèse des conflits comme dans leur résolution.
Il existe de nombreux facteurs qui contribuent à la bonne entente entre les individus et les peuples. L’économie est incontestablement l’un de ces facteurs. D’où la nécessité d’une « paix économique », fruit d’une économie positive et solidaire. Il ne faut pas oublier que la prospérité économique n’est pas un but en soi ; elle doit être un outil au service de la société.
Un conflit est généralement le symptôme d’une insatisfaction, d’un sentiment de frustration ou d’injustice chez l’un ou l’autre des protagonistes dudit conflit. Pour que l’économie devienne un facteur de paix et non de dissentiment, elle doit être associée à un certain nombre de valeurs fondamentales : justice, équité, liberté, respect et considération d’autrui.
De même que les émotions positives ne sont pas une simple absence d’émotions négatives – la joie est bien davantage que l’absence de tristesse –, la paix est davantage qu’une absence de conflit. Pour être authentique et durable, la paix doit être fondée sur une prise en considération sincère des aspirations d’autrui et sur le désir, tout aussi sincère, que les individus et les peuples vivent en bonne entente les uns avec les autres.
La paix économique ne consiste pas à museler la lutte des classes ou à régler les conflits d’intérêts entre multinationales. Elle ne peut être fondée que sur une bienveillance véritable à l’égard des autres. C’est là un point fondamental qui mérite d’être approfondi dans la mesure où il est loin d’être évident dans le monde de l’économie classique. De fait, il prend à contrepied le point de vue des quelques-uns des plus prestigieux fondateurs de l’économie contemporaine.
« Le premier principe de l’économie est que chaque agent est uniquement motivé par l’intérêt personnel1, » écrivait Francis Edgeworth, l’un des plus importants représentants de l’école économique « néoclassique. » Quant à William Landes et Richard Posner, l’un économiste, l’autre juriste, ils constatent : « Dans le marché concurrentiel, l’altruisme n’est pas un trait doté d’une valeur de survie positive2. »
Cela n’implique nullement que tous les économistes partagent ce point de vue, ou qu’il faille abolir le système économique dominant sur la planète et repartir de zéro. Mais il importe de prendre conscience qu’une telle vision de l’économie et de la nature humaine est à la fois réductrice et erronée. Comme l’écrit Amartya Sen :
« Il me paraît tout à fait extraordinaire que l’on puisse soutenir que toute attitude autre que la maximisation de l’intérêt personnel est irrationnelle. » Une telle position « implique nécessairement que l’on rejette le rôle de l’éthique dans la prise de décision réelle. […] Tenir l’égoïsme universel pour une réalité est peut-être un leurre, mais en faire un critère de rationalité est carrément absurde.»3
Muhammad Yunus, prix Nobel de la Paix et créateur du microcrédit, déclare quant à lui :
« Il n’est pas nécessaire de changer la façon de faire des affaires, il suffit de changer l’objectif poursuivi. Une économie dont le but n’est que la recherche du profit est égoïste. Elle rabaisse l’humanité à une seule dimension, celle de l’argent, ce qui revient à ignorer notre humanité. Et puis, il y a l’économie altruiste dont la finalité première est de se mettre au service de la société. C’est ce qu’on appelle une « économie sociale.»4
L’économie sociale est aussi viable que l’économie égoïste, mais son bénéficiaire direct est la société. Vous pouvez, par exemple, fonder une entreprise dans le but de créer des dizaines de milliers d’emplois ou de fournir de l’eau potable et bon marché à des milliers de villages. Voilà des objectifs qui diffèrent de la simple recherche de profit.
Un changement d’attitude
Tout cela n’est possible qu’à la condition de changer nos attitudes. Pour peu que l’on en ait le désir, il n’est pas si difficile qu’on l’imagine de passer d’une vision purement égocentrique à une vision qui prend en considération le sort d’autrui et tient compte du fait que nous sommes fondamentalement interdépendants.
Pour cela, il suffit de faire appel non seulement à la raison, mais aussi au potentiel de bienveillance que nous avons naturellement en nous, même si, parfois, nous le négligeons.
La voix de la raison
Pourquoi la raison ? Pour qu’une vision des choses et sa mise en œuvre soient fonctionnelles, elles doivent être en accord avec la réalité. Si l’on se trouve constamment en porte-à-faux avec cette réalité, tôt ou tard elle se rappellera à nous de manière parfois brutale.
Or, l’un des points fondamentaux de la réalité est précisément que nous sommes tous fondamentalement interdépendants. Nous ne sommes, en aucune façon, des entités isolées qui pourraient agir et promouvoir leurs intérêts comme si elles étaient seules au monde. Notre bien-être, en particulier, ne peut être accompli qu’avec et au travers du bien-être de tous ceux qui nous entourent.
La voix de la raison nous incite à envisager les choses objectivement. Elle nous permet notamment de réfléchir à l’interchangeabilité des points de vue et nous fait comprendre que si nous souhaitons que les autres se comportent de façon responsable, nous devons commencer par le faire nous-mêmes, ce qui favorise la coopération. Cette démarche rationnelle a sans doute constitué un facteur important dans la promotion des droits de l’humanité en général, des femmes, des enfants, des animaux, des minorités et d’autres groupes d’individus dont les droits sont bafoués. En outre, elle nous incite à tenir compte des conséquences à long terme de nos actions.
La voix de bienveillance
Pourquoi la bienveillance ? Parce que la raison ne suffit pas pour nous inciter à prendre sérieusement en considération le bien d’autrui, ce qui est une condition indispensable à la paix économique.
C’est ce qu’a montré Dennis J. Snower, professeur d’économie à Kiel et fondateur du Global Economic Symposium (GES). Selon lui, il y a deux problèmes que l’économie de marché et l’égoïsme individualiste ne pourront jamais résoudre : celui des biens communs et celui de la pauvreté au milieu de l’abondance. Pour ce faire, nous avons besoin de la sollicitude (care en anglais) et de l’altruisme.
En effet, affirme Snower, personne n’a été en mesure de montrer de façon convaincante que la raison seule, sans l’aide d’une motivation prosociale, suffit à amener les individus à élargir le domaine de leur responsabilité pour y inclure tous ceux qui sont affectés par leurs actions. De plus, si la balance du pouvoir penche en votre faveur, rien ne vous empêchera de vous en servir sans vergogne au détriment d’autrui. Aiguillonnée par l’égoïsme, la raison peut conduire à des comportements déplorables, la manipulation, et l’exploitation, et l’opportunisme sans merci. C’est pourquoi la voix de la bienveillance est nécessaire. Elle est fondée sur une interprétation différente de la nature humaine et permet d’inclure naturellement dans l’économie, comme nous le faisons dans notre existence, l’empathie, la capacité de se mettre à la place de l’autre, la compassion pour ceux qui souffrent, et l’altruisme qui inclut toutes ces qualités. S’ajoutant à la voix de la raison, la voix de la sollicitude peut changer fondamentalement notre volonté de contribuer au bien commun.
[...] suite du texte dans l'ouvrage "Osons la Paix économique - De la pleine conscience au souci du bien commun""Osons la Paix économique - De la pleine conscience au souci du bien commun" de Dominique Steiler.
Notes de bas de page:
1 Edgeworth F. Y. (1967). Mathematical psychics: an essay on the application of mathematics to the
moral sciences. A. M. Kelley, p. 16. Francis Edgeworth (1845 –1926) fut titulaire de la chaire
d’économie à Oxford.
2 Landes, W. M., & Posner, R. (1977). Altruism in law and economics. National Bureau of Economic
Research Cambridge, Mass., USA.
3 Sen A. (1993). Éthique et économie, Paris, PUF, p. 18. Cité par Lecomte, J. (2012). La bonté
humaine. Op. cit.
4 Transcrit par l’auteur d’après ses notes.
Parcours de Matthieu Ricard
Fils de l’artiste peintre Yahne Le Toumelin et du philosophe Jean-François Revel, Matthieu Ricard vit dans l’Himalaya depuis près de cinquante ans. Il est l’auteur et coauteur de plusieurs ouvrages dont Le Moine et le Philosophe, L’infini dans la paume de la main, Plaidoyer pour le bonheur, l’Art de la méditation, Plaidoyer pour l’altruisme (NiL Éditions) Plaidoyer pour les animaux (Allary Éditions) et Trois amis en quête de sagesse (avec Alexandre Jollien et Christophe André). Il est également l’auteur de plusieurs livres de photographies parmi lesquels L’esprit du Tibet, Bhoutan, Un voyage immobile, 108 sourires et Visages de paix, terres de sérénité (La Martinière) (www.matthieuricard.org).
Il collabore activement à plusieurs programmes de recherches en neurosciences sur les effets de l’entraînement de l’esprit sur le cerveau et de la méditation et est membre du conseil de Mind and Life Europe.
Il vit principalement au monastère de Shechen au Népal et consacre la totalité de ses revenus et droits d’auteurs à près de 200 projets humanitaires dans le domaine de la santé et de l’éducation qui bénéficient environ 400,000 personnes chaque année (voir www.karuna-shechen.org).