Fiona Ottaviani - The Conversation
Fiona Ottaviani, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article s'inscrit dans le cadre de la Chaire Mindfulness, Bien-être et Paix Économique de GEM. Il vient nourrir la réflexion du premier forum international pour le bien vivre qui se tiendra à Grenoble du 6 au 8 juin prochain, sur le thème « Richesse(s), bonheur : quels indicateurs pour inventer demain ? »
L’implication de différents acteurs et actrices du territoire grenoblois (chercheur·e·s, élu·e·s, habitant·e·s, professionnel·le·s des politiques publiques, etc.) dans une démarche participative de construction d’Indicateurs de bien-être soutenable territorialisés (IBEST) a permis d’identifier, à l’échelle de la métropole, huit dimensions de bien-être soutenable : le travail et l’emploi, l’affirmation de soi et l’engagement, la démocratie et le vivre ensemble, l’environnement naturel, la santé, l’accès aux services publics, le temps et le rythme de vie et l’accès durable aux biens de subsistance.
Une boussole pour orienter l’action publique vers le bien-être soutenable
Ces huit dimensions d’IBEST se déclinent en vingt-huit indicateurs du bien-être soutenable. Rassemblés au sein d’un tableau de bord, ils constituent une boussole utilisable pour orienter l’action publique. Ces indicateurs peuvent par exemple être utilisés pour établir un diagnostic précis de la situation du territoire, et déterminer la chance qu’ont les personnes qui l’habitent de se réaliser ou pas sur chaque plan considéré.
Les habitant·e·s de la métropole grenobloise sont-ils ou sont-elles sur la voie du bien-être soutenable ? Pour le savoir, une analyse statistique de données récoltées dans le cadre d’une enquête réalisée en 2012 sur le territoire de l’agglomération grenobloise auprès d’un échantillon représentatif de 1 000 personnes vient éclairer les huit dimensions identifiées. Les résultats obtenus sur la dimension travail et emploi illustrent la pertinence de cette approche.
Travail : ne pas confondre quantité et qualité
La quantité d’emploi sur un territoire n’est pas tout. Comme le révèle la démarche participative et l’avis citoyen rédigé au cours de ce processus, il est important de se soucier également de la qualité desdits emplois. Les habitant·e·s interrogé·e·s ont ainsi souligné que :
« Si l’absence d’emplois est une souffrance quotidienne et une accumulation de difficultés (peu ou pas de revenus, moins de liens sociaux…), le fait d’avoir un emploi ne garantit pas le bien-être. Au contraire, l’emploi peut être perçu comme un “privilège” et conduire à nier des situations de souffrance voire d’oppressions qu’il contient. »
Or, l’indicateur du taux d’emploi reste encore trop souvent au centre de l’analyse de la situation de l’emploi. Ainsi, cet indicateur a été sélectionné pour renseigner la dimension emploi dans le tableau de bord de France Stratégie pour aller « au-delà du PIB ». La focalisation sur de tels indicateurs ne doit pas faire oublier qu’avoir un emploi ne prémunit pas contre le mal-être dans l’emploi.
Quantité et qualité de l’emploi : comment varient-ils ?
Si certaines études à l’échelle européenne montrent que quantité et qualité d’emploi varient de concert, dans l’agglomération grenobloise la situation est moins claire. En effet, l’indicateur de l’insatisfaction ressentie vis-à-vis de son travail ou de ses conditions d’emploi et du taux d’emploi montre que, sur le territoire grenoblois, quantité d’emploi n’équivaut pas à qualité de l’emploi.
En guise d’illustration, reprenons un résultat publié à ce sujet avec Anne Le Roy dans la revue canadienne de science régionale. En 2011, le secteur Grand Sud est un territoire où la part des catégories socioprofessionnelles supérieures est plus importante que dans le reste de l’agglomération. C’est aussi un territoire où le taux d’emploi est l’un des plus élevé de l’agglomération avec 68 % des personnes en emploi (contre 62 % dans l’agglomération). On pourrait alors conclure que tout va bien, qu’il n’y a « rien à signaler ». Mais ce serait oublier ce que la statistique classique n’éclaire pas. En effet, dans ce cas précis, les habitant·e·s de ces territoires sont bien affecté·e·s par des problèmes liés à la satisfaction, notamment en ce qui concerne leurs conditions d’emploi.
Taux d’emploi et satisfaction dans l’emploi
En termes d’emploi, les indicateurs classiques de la statistique publique n’éclairent donc qu’une partie de la « réalité ». Ils laissent dans l’ombre la montée en charge des situations de mal-être, de violence dans l’emploi et la problématique des risques psychosociaux. Loin de la paix économique, ils occultent les effets d’une conception guerrière de l’activité économique.
Ce constat est d’autant plus grave qu’une insatisfaction à l’égard des conditions d’emploi traduit souvent une limitation des possibilités de réalisation de l’individu dans d’autres champs. Accès au logement limité pour les personnes en contrat précaire, épanouissement personnel en berne lorsque le temps d’activité contraint les autres temps, etc. La montée en charge de la problématique des travailleurs et travailleuses pauvres témoignent également du fait qu’avoir un emploi ne prémunit pas contre la nécessité. Pour toutes ces raisons, au-delà du stock ou des flux d’emploi, les indicateurs de demain devront éclairer la qualité de l’emploi sous différents angles.
Qu’est-ce qui vaut dans le travail ou que vaut le travail ?
Au-delà des difficultés relatives à l’accès à l’emploi, qui sont par ailleurs bien saisies par la statistique classique, il importe de s’interroger sur le degré de réalisation des personnes dans leur travail, et sur les facteurs qui l’influencent.
Quand on interroge les personnes du territoire grenoblois sur leurs attentes vis-à-vis du travail, elles mentionnent une large diversité de critères plutôt qu’un critère unique. Dès lors, le travail ne peut se résumer à la perception d’un bon salaire. Certains critères ressortent toutefois de manière prépondérante : travailler avec des gens sympathiques, apprendre et réaliser quelque chose. Les attentes des travailleurs sont donc nombreuses, complexes ainsi que relativement consensuelles et partagées.
Lorsqu’on s’intéresse aux indicateurs « satisfaction vis-à-vis de son travail et de ses conditions d’emploi » et « satisfaction par rapport au montant du salaire perçu », trois groupes différents se dessinent via une analyse axée sur les nuées dynamiques.
Sur l’agglomération grenobloise, 29 % des personnes interrogées sont à la fois satisfaites de leur condition d’emploi, de leur travail et de leur niveau de salaire. Ce sont essentiellement des cadres en CDI jouissant d’un niveau de revenu supérieur à la moyenne. 59 % des personnes de l’agglomération éprouvent un sentiment d’injustice par rapport au niveau de salaire qu’elles perçoivent, mais sont de tout de même relativement satisfaites de leur condition d’emploi et de leur travail. Enfin, 12 % des personnes de l’agglomération sont insatisfaites sur tous les plans considérés. On retrouve ici toutes les personnes – et principalement des femmes – qui sont les plus précarisées dans l’emploi et notamment les travailleurs ou travailleuses pauvres évoqué·e·s précédemment.
Le travail, une valeur importante
Le travail apparaît comme très important, mais moins que la famille, l’habitat, les amis et les relations. Il est en revanche considéré par un plus grand nombre de personnes comme très important, davantage par exemple que les loisirs, le temps libre, la situation politique et sociale ou la religion.
Ce constat s’applique quel que soit le degré de réalisation des personnes par rapport au travail. On observe donc qu’il y a une reconnaissance massive de l’importance du travail ou de sa centralité actuelle, même parmi ceux et celles qui sont les moins bien loti·e·s dans l’emploi.
Si le travail est si important pour les personnes et même davantage que les loisirs, est-ce que cela est associé au fait que celles-ci désireraient y consacrer plus de temps ? On voit apparaître ici une forme de paradoxe : à savoir que les personnes considèrent le travail comme très important mais voudraient y consacrer tout de même pour beaucoup moins de temps.
Vers une autre répartition et organisation du travail ?
Près de 50 % des personnes interrogées souhaiteraient consacrer moins de temps à leur travail : plus le groupe rencontre des problèmes de réalisation, plus la réponse « consacrer moins de temps » est fréquente. Ceux qui voudraient y consacrer plus de temps sont ceux qui manquent de ressources ou qui ne bénéficient pas du statut associé à l’emploi : personnes en recherche d’emploi, personnes à temps partiel subi, personnes dont le conjoint est au chômage. Toutefois, même au sein de ce groupe une proportion non négligeable de personnes souhaiterait consacrer moins de temps au travail.
En définitive, l’activité travail ne peut se résumer à la seule perception d’un salaire. Les attentes vis-à-vis du travail sont plus larges. Pour autant, cela signifie pas que le travail n’est pas anxiogène. Chez les salarié·e·s, les situations de stress prédominent, comme le révèlent également d’autres études menées à l’échelle européenne ou nationale. En outre, il existe une relation entre le fait d’être stressé·e et non satisfait·e de son travail ou de ses conditions d’emploi. Ceux ou celles qui sont les moins satisfait·e·s de leur emploi sont souvent aussi plus stressé·e·s que les autres.
Le travail, un puissant effet structurant
Cette analyse souligne la pression qu’exerce le travail sur les autres temps d’activités, et son effet structurant en matière de possibilités de réalisation. Les classes qui se réalisent le moins bien sur le plan du travail et de l’emploi ont un sentiment de moindre contrôle sur leur vie. Cette tension sur les temps de vie touche particulièrement les femmes actives, les ouvriers et les employés.
Ces données sur le travail et l’emploi, nouvelles à cette échelle du territoire, mettent en exergue l’intersectionnalité des inégalités et la nécessité de concevoir des réponses transversales afin d’améliorer les opportunités offertes à tou·te·s. Une société soutenable exige de repenser non seulement la place du travail par rapport à l’ensemble des autres temps de vie, mais aussi le sens associé à toute activité productive.
Fiona Ottaviani, Enseignante-chercheuse en économie - Chaire Mindfulness, Bien-être au travail et Paix économique - Political Economy and Sustainable Competitiveness Initiative - Chercheuse associée au CREG - UGA, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.