Hugues Poissonnier et Fiona Ottaviani - The Conversation
Indicateurs de performance : à utiliser avec précaution. www.shutterstock.com, CC BY
Hugues Poissonnier, Grenoble École de Management (GEM) et Fiona Ottaviani, Grenoble École de Management (GEM)
Nombreuses sont, sur les supports les plus divers (ouvrages, articles scientifiques, journaux professionnels, web…), les mises en garde contre les dangers associés aux indicateurs de performance. Dans un récent article, nous témoignions du rôle souvent dévastateur des indicateurs utilisés dans le cadre des politiques publiques. Nous proposons ici une analyse davantage fondée sur les pratiques observables dans les entreprises.
Des effets pervers bien documentés et décrits
Dans son ouvrage, « Les Stratégies absurdes », Maya Beauvallet donne de très nombreux exemples d’effets secondaires, souvent pervers, associés à la mise en place d’indicateurs de mesure et de pilotage de performance dans des contextes divers (associations, ONG, clubs de sport, entreprises de toutes tailles et de tous secteurs). Et pourtant, les tableaux de bord continuent de constituer des outils de bases du fonctionnement des entreprises.
Associant indicateurs de résultat (qui intègrent les objectifs attendus) et indicateurs de moyens (qui témoignent des ressources allouées et de leur utilisation), ces tableaux de bord, bien que dits évolués (comme peuvent l’être le balanced scorecard ou le performance prism), n’en demeurent pas moins les meilleurs leviers d’atteinte de performances certes réelles, mais aussi étriquées. Difficile en effet de tenir compte de toute la complexité de ce qui fait la performance d’une entreprise.
Difficile également de bien appréhender sa durabilité ou sa pérennité. Dans une récente tribune consacrée au « capitalisme trimestriel » et à ses dangers, nous revenons sur la tendance à produire des performances à court terme au détriment de la pérennité des organisations et donc des performances elles-mêmes.
Si les nombreux exemples donnés par Maya Beauvallet sont, la plupart du temps décrits avec humour, Vincent de Gaulejac pointe bien, dans son ouvrage « La société malade de la gestion », les dérives associées à la recherche de performances reposant sur une forme de sur-rationalité gestionnaire (épuisement professionnel, stress, dégradation des relations avec les partenaires économiques…).
Cette dernière contribue, in fine, et c’est sans doute un paradoxe essentiel à relever, à la réduction des performances (idée bien développée dans le dernier ouvrage de l’auteur, Le capitalisme paradoxant).
L’ambivalence des indicateurs en organisation : l’exemple de la fonction achat
La collaboration avec les fournisseurs pour innover et créer de la valeur est de plus en plus appréhendée comme une nécessité. C’est ce dont témoigne l’évolution des missions des acheteurs, loin d’être cantonnés, depuis quelques années, au rôle de cost-killer qui fût longtemps le leur.
Au-delà de l’évolution des compétences individuelles et des compétences collectives, le développement d’achats plus collaboratifs doit reposer sur une volonté partagée. L’incohérence demeure forte entre les discours et les outils de pilotage des performances. Bien sûr, les outils de pilotage des fournisseurs ont beaucoup évolué, faisant une place de plus en plus grande aux critères mesurant le degré de responsabilité sociétale des achats (les études réalisées régulièrement par HEC Paris et Ecovadis le montrent d’ailleurs très bien). Nous pensons plutôt aux lacunes des outils de pilotage des performances des acheteurs.
C’est d’un manque cruel d’imagination dont souffrent les entreprises françaises à ce niveau, et qui témoignent de la résilience dans le temps des outils de coordination et de pilotage en place, même lorsque ceux-ci sont en décalage avec les besoins d’information des acteurs de l’organisation.
Comment peut-on en effet tenir un discours novateur aux acheteurs et continuer à les évaluer sur la base des savings ou du traditionnel « gain sur achat », consistant à comparer les prix obtenus par rapport à ceux de l’année précédente ?
Il faut ici rappeler à quel point les outils de pilotage des performances sont créateurs de valeurs et légitiment les décisions quotidiennes au sein des entreprises. Ils orientent également les comportements de ceux qui y sont soumis, constituant pour eux un levier vers l’obtention d’une prime. En la matière, les effets secondaires négatifs peuvent surpasser de loin les gains escomptés.
Intégrer des indicateurs favorisant des relations pacifiées
Les critères de performance fréquemment retenus nous semblent en totale incohérence avec une vision de l’entreprise comme participant au bien commun de la cité, en cohérence avec une approche en termes de paix économique.
En guise d’illustration, les critères classiques de performance s’avèrent de plus en plus en décalage avec les missions enrichies confiées aux acheteurs. Des indicateurs comme le niveau de coopération avec les clients internes, la contribution des acheteurs à l’innovation, au développement durable… seraient beaucoup plus cohérents avec les discours et les stratégies nouvelles.
Bien sûr, leur pertinence relative est à apprécier par rapport au métier de chaque entreprise. Reste que leur simple présence dans un tableau de bord est utile pour braquer le projecteur sur des dimensions essentielles de la performance et à relayer des discours qui, sans cela, risquent de « s’envoler » lorsque le principe de réalité prendra le dessus (c’est-à-dire lors de la première négociation à mener).
Ainsi, nous soutenons que la présence des indicateurs relatifs aux aspects sociaux et environnementaux dans un tableau de bord est essentielle pour s’extraire d’une vision étriquée de la performance de l’entreprise. Si l’intégration de tels indicateurs est une condition nécessaire à l’émergence de relations pacifiées entre l’entreprise et son environnement, elle n’est bien sûr pas suffisante, ni aisée.
Trois problèmes majeurs doivent dès lors être pris à bras le corps par l’organisation pour faire évoluer les chiffres qui « comptent » et qui « content » l’organisation.
Premièrement, une telle intégration ne peut être effective sans que soit remise à plat la question du lien et l’arbitrage entre la performance économique et la performance sociale et environnementale.
Deuxièmement, la multiplication des outils de contrôle peut avoir comme effet délétère une forme de « saturation psychologique et cognitive » chez les managers. Dès lors, un travail conséquent de définitions partagées des objectifs doit être conduit dans l’organisation, sans quoi celle-ci expose ses managers aux méfaits associés à une accentuation des pressions quantophréniques déjà à l’œuvre.
Troisièmement, il importe de concevoir la mise en place de tels indicateurs dans un cadre plus large de redéfinition du mode de gouvernance, de management et d’intégration territoriale de l’organisation productive. Les indicateurs peuvent alors à la fois être des prétextes et des moyens d’une telle transformation, mais ne peuvent en aucun cas être une fin en soi. Faute de quoi, le risque est de faire des indicateurs des instruments de social – ou de green washing – et non des outils servant à une transformation des logiques de rationalisation au centre de la décision et de l’action.
Par ailleurs, cette transformation de la place du chiffre dans l’organisation implique d’ouvrir la boîte noire de la quantification évoquée par Alain Desrosières.
En guise d’exemple, au-delà de la nécessaire cohérence entre les objectifs confiés aux acheteurs d’un côté et les indicateurs de performance de l’autre, il importe, pour les acheteurs et le service achats, de développer leur légitimité (elle est encore loin d’être acquise en interne) et d’être partie prenante d’une discussion collective sur ce qui compte et ce que l’on compte. Pour cela, si nous suivons l’exemple donné pour la fonction achat, deux efforts doivent être menés en parallèle :
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Intégrer les indicateurs principaux des autres fonctions, avec lesquelles il importe de travailler (la satisfaction des clients finaux, le résultat de l’entreprise…), c’est ainsi la synergie dans l’utilisation des ressources pour répondre aux besoins qui doit être recherchée dans l’organisation, si l’on transpose les travaux de Max Neef dans le champ des organisations ;
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Traduire les indicateurs de performance achats en indicateurs compréhensibles par les autres fonctions de l’entreprise (quel est par exemple l’impact des savings, ou mieux de la satisfaction des fournisseurs, sur le résultat de l’entreprise ?).
Si un boulevard semble s’ouvrir aux contrôleurs de gestion, qui doivent apporter davantage de créativité dans les outils qu’ils proposent et surtout dans leur modalité d’élaboration, les acheteurs auraient tort de rester attentistes.
S’ils comprennent bien l’intérêt de faire évoluer les outils de pilotage des performances, c’est d’abord leur capacité à être force de proposition qu’ils doivent développer.
Penser des indicateurs pertinents pour l’organisation implique dès lors de se saisir de ces instruments pour conduire la discussion sur les finalités de l’organisation et d’intégrer, en rupture avec une approche experte des instruments de gestion, les différents savoirs des acteurs liés à l’organisation au stade de leur définition.
Hugues Poissonnier, Professeur d'économie et de management, Directeur de la Recherche de l’IRIMA, Membre de la Chaire Mindfulness, Bien-Etre au travail et Paix Economique, Grenoble École de Management (GEM) et Fiona Ottaviani, Enseignante-chercheuse en économie - Chaire Mindfulness, Bien-être au travail et Paix économique - Political Economy and Sustainable Competitiveness Initiative, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.