Raffi Duymedjian - The Conversation
Raffi Duymedjian, Grenoble École de Management (GEM) et Jean-Marc Pistorello, Grenoble École de Management (GEM)
Les métaphores du chef d’orchestre comme celle de l’entraîneur sportif sont régulièrement associées à la fonction managériale. Du chef d’orchestre, le manager retient la compétence à faire jouer par son équipe la partition décidée par la direction générale, en adoptant une position d’autorité, celle du chef. De l’entraîneur sportif, il tire une capacité à créer du collectif, à repousser les limites individuelles et collectives pour atteindre une performance optimale.
Musiciens et sportifs « coachés » reconnaissent en leur chef d’orchestre/entraîneur une part de création indiscutable : le chef d’orchestre interprète une partition qui n’est qu’un guide à partir duquel il imagine un morceau ; l’entraîneur visualise le jeu qu’il aimerait que son équipe sache déployer.
Or, lors d’une enquête exploratoire dans un contexte de formation professionnelle, il a été demandé à des managers de niveaux d’expériences diverses dans quelles mesures ils avaient le sentiment de créer quelque chose, d’être créateur de quelque chose. Et les réponses à « que créez-vous ? » semblent être unanimement négatives, à savoir « rien ». Ces managers admettent simplement du bout des lèvres qu’ils mettent en place les conditions favorables à ce que d’autres puissent créer.
Rien de surprenant à cela en première analyse. Les fonctions managériales « traditionnelles » identifiées par Henri Fayol en 1911, à savoir prévoir, organiser, commander, contrôler, ne renvoient jamais explicitement à une quelconque part de création.
Celles plus récemment identifiées autour des exigences de motivation, d’influence (du management transversal par rapport au hiérarchique), de pilotage de démarches de changement en univers instable ne font pas non plus référence à cette capacité à créer.
Pire, l’apparition du « leader » distinct du manager octroie au premier la mission de proposer une vision et d’inspirer ses collaborateurs, fruit de son inventivité et de sa créativité, quand le manager est d’autant plus « cantonné » aux activités d’organisation et de contrôle.
Pourquoi interdire au manager de créer ?
L’entreprise peut voir plusieurs bénéfices à une répartition des rôles excluant la capacité à créer des compétences du manager :
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Parce que « créer, c’est résister » (Deleuze), la « création managériale » vient potentiellement perturber la belle ligne hiérarchique dont le manager est le garant, la courroie de transmission. Le manager est supposé être la dernière personne à résister, dans la mesure où il est la condition de l’ordre et du mouvement dans une direction prédéterminée. Comment dès lors accepter que Monsieur Loyal joue les déloyaux, sans remettre en cause l’ensemble des dispositifs de pouvoir ?
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Tout acte de création est unique, singulier. Or, malgré la multiplication des expérimentations à des nouvelles formes d’organisation promouvant le respect des individus, il est une sentence sur laquelle personne n’ose revenir : « nul n’est irremplaçable ». Pourtant, un Boulez comme un Van Gogh, un Rodin comme un Jarre le sont. Refuser la création managériale, c’est récuser le manager comme créateur, réduire sa valeur individuelle et ainsi augmenter sa remplaçabilité.
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Enfin, de même que la notion de progrès n’a aucun sens en art (nul ne peut affirmer que Turner est un progrès sur, disons, Rembrandt), le manager créateur entre difficilement dans des logiques de mesures de la performance alimentant des systèmes de comparaison et de classement. La compétition permanente entre collaborateurs est ainsi mise à mal alors qu’elle est le nerf du système compétitif interne aux entreprises qui reproduit la mécanique concurrentielle du marché.
Qu’apporterait un manager créateur à l’Entreprise ?
Depuis près d’un siècle, les innovations organisationnelles proviennent essentiellement d’une stratégie d’entreprise longuement expérimentée élevée au rang de modèle à suivre (ainsi du Toyotisme qui deviendra Lean Manufacturing), ou de réflexions de chercheurs/consultants qui élaborent des normes organisationnelles à partir de principes généraux (Taylor en son temps, Peter Senge plus récemment avec le Learning Manufacturing). Souvent, ces modèles sont présentés comme radicaux, le manager n’étant qu’un rouage dans la machine organisationnelle.
Or, ceux qui pratiquent quotidiennement l’exercice du pouvoir ne sont-ils pas les mieux à même d’accompagner en douceur les adaptations organisationnelles satisfaisant les attentes des collaborateurs comme les exigences de l’environnement ? Henry Mintzberg, en son temps, avait souligné l’importance des stratégies locales émergentes et des modes organisationnels associés. Ikujiro Nonaka, en s’appuyant sur la valeur de l’expérience sensible, ne disait pas autre chose en considérant que le rapport direct au monde doit primer sur un intellectualisme sans racine.
Car créer des organisations consiste à expérimenter avec et sur des individus. Et les chercheurs en sciences sociales le savent bien, la matière humaine n’est pas manipulable comme l’est l’inanimé. On pourrait bêtement se plaindre de la résistance qu’opposent les individus à leur « maniement » (mais n’est-ce pas surprenant que ceux qui résistent au changement soient toujours des subordonnées ?). Il serait bien plus utile de considérer chaque personne comme indispensable, par son énergie comme sa créativité, à l’élaboration d’une expérimentation organisationnelle. L’orchestre comme l’équipe n’est plus le même si l’un de ses membres vient à manquer, comme le diront chefs d’orchestre et entraîneurs.
Un chef d’orchestre récemment interrogé nous confessait « si les musiciens me suivent, ils sont forcément en retard ». Un manager à l’image d’un tel chef suppose des collaborateurs capables de « prendre les devants » comme une organisation qui « joue le jeu ».
Qu’est-ce qu’un management créateur suppose pour les organisations ?
Admettre l’existence et l’intérêt d’une véritable production créatrice de la part d’un manager ne va pas de soi.
Le préalable à toute activité de chef orchestre ou d’entraîneur sportif se trouve dans une connaissance concrète de la pratique musicale ou sportive. En effet, il ressort d’une analyse de divers interviews et entretiens avec des chefs d’orchestre et des entraîneurs sportifs qu’ils doivent avoir vécu des expériences proches de celles des personnes qu’ils animent. Un chef d’orchestre est un musicien accompli, certes pas de tous les instruments qu’il pilote mais suffisamment aguerri pour savoir ce qu’il en retourne de participer à un orchestre et de jouer à haut niveau.
Cette exigence est corroborée par les résultats d’une enquête qui pourraient déplaire à nombre de managers. L’étude de la Cass Business School sur les facteurs influençant la satisfaction des personnes au travail place en premier critère la compétence technique du manager. Son importance ne provient pas du fait que le manager saurait faire à la place de ou savoir mieux que. Elle est plutôt garante de la compréhension qu’il aura de
« la nature du travail [devenant] plus enclin à établir les conditions de travail adéquates, qui favoriseront la productivité des employés, le [rendant] probablement plus à même d’évaluer le travail des employés et de savoir à quel moment une nouvelle formation est nécessaire ».
Partant de cette condition nécessaire, le processus de création de chefs d’orchestre et entraîneurs sportifs s’alimentent ensuite de trois sources complémentaires : l’observation de la pratique de chaque collaborateur pour créer les exercices d’entraînement qui lui permettront d’exprimer son plein potentiel ; l’observation en situation du collectif afin d’inventer des gestes surprenants manifestant l’originalité de l’acte créatif et venant enrichir la vision initiale ; la mise en œuvre de relations nouvelles entre les joueurs qui favoriseront les liens de confiance et de bienveillance indispensables aux ajustements mutuels nécessaires.
Plusieurs de ces caractéristiques sont assez profondément incompatibles avec la vie des organisations et méritent une attention particulière.
Observer les pratiques de ses collaborateurs
Une observation de qualité suppose au moins trois conditions : un savoir qui oriente l’observation (savoir quoi observer) ; un temps d’observation qui pourrait s’apparenter à une forme de contemplation active ; un objet observable.
Chacune de ces conditions est problématique sur le plan organisationnel. Le besoin d’un savoir technique est étrangère aux tenants d’une ligne « professionnelle » du management qui considèrent que manager ne suppose aucune compétence technique hormis celles de guider, coordonner, etc. (« le manager manage ! ») ; le manager est un homme d’action, un décideur qui laisse le soin à d’autres, les analystes d’observer la situation et de l’alimenter en données, voire en big données et qui n’a pas de temps (et pour le coup pas toujours les compétences) à « contempler » ; l’essentiel des métiers relevant du domaine du service, les collaborateurs sont devenus des knowledge workers dont les gestes sont principalement mentaux, donc peu visibles, observables.
Créer des exercices d’entraînement
L’une des transformations managériales les plus importantes des 50 dernières années a consisté à admettre l’existence d’une connaissance endogène, créée sur le lieu de travail par la pratique et l’expérience, en complément des connaissances exogènes que l’entreprise acquiert sur le marché du travail.
Mais cette reconnaissance ne s’est pas pour autant accompagnée de la création de lieux d’entraînements et d’expérimentation, à savoir des espaces dans lesquels les collaborateurs peuvent, à moindre risque, tester de nouvelles pratiques. Certes, il est dans une certaine mesure possible en formation de mettre en place des moments d’entraînement. Mais la calibration des formations est telle que la liberté d’expérimenter en est très réduite. Un commercial débutant en sera ainsi réduit à s’entraîner à négocier sur les petits clients sans enjeu afin de se préparer aux gros poissons, alors qu’une palette de dispositifs d’entraînement serait possible.
Créer (la surprise ?)
Parler de création pourrait nous conduire à nécessairement parler originalité en ayant tête ce critère naturel qui fait d’un artiste ce qu’il est, un auteur original plutôt qu’un simple copieur ou répétiteur.
Mais la création dont nous parlons ici vise en premier lieu la performance organisationnelle et ne se préoccupe a priori pas d’un regard extérieur qui viendrait juger de l’originalité du nouveau dispositif organisationnel. Il n’empêche, insister sur la dimension créatrice du travail managérial ouvre à une forme de jugement jusqu’à présent essentiellement affaire du travail manuel : le jugement esthétique. De même qu’il était question de « bel ouvrage » chez les compagnons, pourquoi n’y aurait-il pas de « beaux agencements » organisationnels produisant de « beaux gestes collectifs » ?
Un DRH postait il y peu une célèbre de citation de Henry Mintzberg : « Management is, above all, a practice where art, science, and craft meet » en sollicitant l’avis de ses lecteurs. L’un deux a résumé avec clarté ce qui nous semble croyance commune aujourd’hui : « Managers just implements orders ». Nous avons proposé dans cet article, à la suite de Gilles Deleuze, d’interroger la pertinence à offrir au manager l’autorisation de créer, d’inscrire dans ses missions celle d’être créateur de, d’endosser ainsi pleinement la dimension d’art proposée par Mintzberg. Certes, cette proposition est moins radicale que celle d’Isaac Getz ou de Gary Hamel qui n’hésitent pas à envisager la disparition du manager au profit d’une répartition des responsabilités managériales. Néanmoins, nous pensons qu’elle est de nature à modifier substantiellement la nature du management et la relation au travail, quel que soit le niveau hiérarchique.
Raffi Duymedjian, Professeur associé,, Grenoble École de Management (GEM) et Jean-Marc Pistorello, Intervernant innovation, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.