Dominique Steiler - The Conversation
Dominique Steiler, Grenoble École de Management (GEM)
Parlant de paix économique, en 1935, l’économiste Henri Hauser s’inquiétait de la présence de certains signes précurseurs de la guerre : la montée en puissance de l’extrême droite et du populisme en Europe, la volonté de fermeture des frontières et la peur de l’immigrant.
Ne sommes-nous pas dans une situation étrangement similaire ? L’Europe ou les États-Unis ne sont-ils pas en train de vivre, encore une fois, ces éternels recommencements ?
Faire vivre notre héritage
J’ai toujours été stupéfait et admiratif de l’habileté humaine à capitaliser sur les dimensions techniques et technologiques, du biface caractéristique de l’âge de pierre à notre capacité, plus récemment, à décrypter le génome. Parallèlement, j’ai souvent été navré de voir combien nous étions dans l’incapacité de transmettre et de faire s’épanouir la sagesse de nos anciens. Nous semblons tous condamnés à revivre les mêmes errements, à reconduire les mêmes constats désolants… une fois que la catastrophe a eu lieu.
Les Chinois ont un dicton : « L’expérience est une lanterne que l’on tient dans son dos ». Nous nous retrouvons si souvent dans une répétition des erreurs du passé, qu’il est difficile de ne pas lui donner un peu de crédit.
Quand en 1913 Henri Lambert, industriel belge, édite la première version de son livre Pax œconomica, il espère encore que sa proposition de faire de l’économie un vecteur de paix a une chance d’être suivie d’effets. Ce sera peine perdue.
Conjurer la peur
Aujourd’hui, des deux côtés de l’Atlantique, les messages que l’on nous sert sont une fois encore au service de la peur et, comme tout animal qui ressent cette émotion, on nous propose de mordre et de renforcer nos défenses. L’économie, car ici je parle bien de son rôle pour la paix sociale, n’échappe pas à cette propagande, « la compétition (entendez dans bien des cas « l’agression ») est seule mère de réussite », « Être numéro 1 n’est pas une option, c’est la seule possible ! », ou encore « America first ! » et « Vive la préférence nationale ! ».
Chaque promoteur de ces messages trouve dans le passé un pan d’histoire qui, par sa capacité à éclairer le roman de la nation, sert de levier à la propagande.
L’Histoire pour discerner
Heureusement, des journalistes et des historiens sont là pour dénoncer ces manipulations et ces détournements des faits et nous permettre, si nous le voulons bien, de garder un peu de discernement, tant la peur est difficile à conjurer.
Pour revenir au sujet qui nous occupe, l’étranger et la prétendue menace qu’il représente, je souhaite remercier Patrick Boucheron, ainsi que les coordinateurs et les 122 auteurs du livre publié récemment, Histoire Mondiale de la France. Je leur suis reconnaissant de nous offrir les moyens de comprendre comment leur matière est trop systématiquement « travestie par des gueux, pour exciter des sots » (Rudyard Kipling, 1910) et, que si l’on en revient aux seuls faits, nous avons une chance de percevoir, quelle que soit notre nation, que nos violences, nos dérèglements, nos conduites condamnables ne le sont pas plus… ni moins que celles des autres.
Au-delà de chaque peuple et de chaque histoire, il nous faut faire l’effort de porter notre attention sur ce qui a été donné au monde de plus dur, mais aussi observer et transmettre ce qu’il y a de plus beau, sous une forme dénudée, sans jugement préconçu et surtout sans intention partisane, afin que le regard de nos enfants puisse s’éclairer et apprendre de cela.
De ce livre, je vais vous citer le passage sublime d’un chapitre de François-Xavier Fauvelle intitulé : « L’Afrique frappe à la porte du pays des Francs » qui s’intéresse à rétablir les faits. Tout d’abord, les Francs n’ont pas libéré ou rendu la France aux Français, le sud de la France actuelle n’était pas Franque et quand ceux-ci « expulsent » les Arabes, ils sont bien là en conquérants, non pas en sauveurs. Enfin, au-delà des origines ethniques, ce texte évoque ce que les croisements de population apportent au développement humain.
« À vrai dire, il faudra peut-être que le récit national révise la géométrie de la rencontre (NDLA : les troupes arabo-berbères envahissant le royaume des Francs) qui n’est pas toujours ni uniquement celle de l’affrontement de deux camps étrangers l’un à l’autre… comme cela s’est passé partout en al-Andalus, une mère chrétienne enterrait son mari ou son fils musulman dans le cimetière de tous. En élaborant nos généalogies imaginaires ou matérielles, on a expulsé de nous le souvenir de cette tombe… cette place dans le cimetière commun, nous avons échoué à la retrouver ou à la reconnaître en nous. »
Mon ambition est ici citoyenne. J’espère montrer par ces mots qu’il existe des visions étendues de la vie qui évitent les rétrécissements partisans et dont le monde de l’économie n’est pas exempt. J’aimerais que cet extrait ouvre aux entreprises la possibilité d’appréhender leur vie un peu plus telle qu’elle est, avec ses forces et ses vulnérabilités. Elles pourraient ainsi choisir, si elles le souhaitent, de faire cet effort d’une contribution plus juste à la cité, par tout ce qu’elles peuvent apporter de merveilleux à la vie grâce au travail conjoint des femmes et des hommes… quelles que soient leurs origines.
Dominique Steiler, Titualire de la chaire Mindfulness, Bien-être au travail et paix économique, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.